Название: Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï
Автор: León Tolstoi
Издательство: Bookwire
Жанр: Языкознание
isbn: 4064066446673
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— Au bout du compte, ce n’était pourtant pas une absurdité que je disais alors; évidemment il y avait de quoi craindre et j’en avais le droit. Tout recevoir de vous et vous donner si peu! Vous êtes encore une enfant, vous êtes le bouton qui n’est pas épanoui. Vous aimez pour la première fois, tandis que moi…
— Oh! Oui, dites-moi la vérité, m’écriai-je; mais tout à coup j’eus peur de sa réponse. Non, ne me dites rien, ajoutai-je.
— Si j’ai aimé auparavant? Est-ce cela? Dit-il, devinant instantanément ma pensée. Cela, je puis vous le dire. Non, je n’ai pas aimé. Jamais rien de pareil à ce sentiment… Aussi, ne voyez-vous pas qu’il me fallait bien réfléchir avant de vous dire que je vous aimais? Qu’est-ce que je vous donne? L’amour, c’est vrai.
— Est-ce si peu? Dis-je en le regardant en face.
— Oui, c’est peu, mon amie, peu pour vous. Vous avez la beauté et la jeunesse. Souvent, la nuit, le bonheur m’empêche de dormir; je pense sans cesse comment nous allons vivre ensemble. J’ai déjà beaucoup vécu, et cependant il me semble que je viens seulement de rencontrer ce qui fait le bonheur. Une douce vie, tranquille, dans notre coin retiré, avec la possibilité de faire du bien à ceux à qui il est si facile d’en faire et qui pourtant y sont si peu habitués; puis le travail, le travail d’où, on le sait, ressort toujours quelque profit; puis ensuite le délassement, la nature, les livres, la musique, l’affection de quelque personne intime: voilà mon bonheur, un bonheur plus élevé que je n’en ai jamais rêvé. Et au-dessus de tout cela, une amie telle que vous, peut-être une famille, en un mot tout ce qu’un homme peut désirer en ce monde!
— Oui, dis-je. — Pour moi qui ai dépassé la jeunesse, oui; mais pour vous, reprit-il. Vous n’avez pas encore vécu; dans autre chose peut-être vous eussiez voulu poursuivre le bonheur, et dans cette autre chose peut-être vous l’eussiez trouvé. Il vous semble à présent que tout cela, c’est en effet le bonheur, parce que vous m’aimez…
— Non, je n’ai jamais désiré ni aimé autre chose que cette douce vie de famille. Et vous venez de dire précisément ce que je pense moi-même.
Il sourit.
— Il vous semble ainsi, mon amie. Mais c’est peu pour vous. Vous avez la beauté et la jeunesse, répéta-t-il pensivement.
Cependant, je commençais à m’irriter de voir qu’il ne voulût pas me croire et qu’il eût en quelque sorte l’air de me reprocher ma beauté et ma jeunesse.
— Allons, pourquoi m’aimez-vous? Dis-je avec quelque colère: pour ma jeunesse ou pour moi-même?
— Je ne sais, mais j’aime, répondit-il en attachant sur moi un regard observateur et plein de séduction.
Je ne répondis rien et, involontairement, je le regardai dans les yeux. Tout à coup, il m’arriva quelque chose d’étrange. Je cessai de voir ce qui m’entourait, son visage lui-même disparut de devant moi, et je ne distinguai plus que le feu de ses yeux droit en face des miens; puis il me sembla que ces mêmes yeux pénétraient en moi, puis tout devint confus, je ne vis plus rien du tout et je fus obligée de fermer à demi les paupières pour m’arracher à ce sentiment mêlé de jouissance et d’effroi que ce regard avait produit en moi.
La veille du jour fixé pour le mariage, vers le soir, le temps s’éclaircit. Et après ces pluies, par où avait commencé l’été, se leva la première soirée brillante de l’automne. Le ciel était pur, rigide et pâle. J’allai me coucher, heureuse de la pensée qu’il ferait beau le lendemain pour notre jour de noce. Ce matin-là, je me réveillai en face du soleil et avec le sentiment que c’était déjà pour aujourd’hui… comme si cela m’eût effrayée et étonnée. J’allai au jardin. Le soleil venait seulement de se lever et brillait à travers les tilleuls de l’allée, dont les rameaux jaunis s’effeuillaient et jonchaient le sentier. Sur le ciel froid et serein, on n’aurait pu découvrir un seul nuage. Est-il bien possible que ce soit aujourd’hui? Me demandai-je, n’osant croire à mon propre bonheur. Est-il possible que demain je ne me réveillerai point ici, que je me réveillerai dans cette maison de Nikolski, avec ses colonnes, qui m’est à présent étrangère! Est-il possible que désormais je ne l’attendrai plus, je n’irai point à sa rencontre, je ne parlerai plus de lui le soir avoir Macha? Je ne m’assiérai plus au piano près de lui dans notre salle de Pokrovski? Je ne le reconduirai plus, en tremblant de peur derrière lui, par la nuit obscure? Pourtant, je me rappelais que la veille il m’avait dit que c’était pour la dernière fois qu’il venait, et d’un autre côté, que Macha m’avait engagée à essayer ma robe de noces. De sorte que, par moments, je croyais, puis que, de nouveau, je doutais. Était-ce bien vrai ce même jour, j’allais commencer à vivre avec une belle-mère, sans Nadine, sans le vieux Grégoire, sans Macha? Que le soir, je n’embrasserais plus ma bonne et ne l’entendrais plus me dire, en faisant le signe de la croix, suivant la vieille coutume: « Bonne nuit, mademoiselle. » Je n’allais plus donner à Sonia des leçons et jouer avec elle? Heurter le matin à travers la muraille et entendre son rire sonore? Était-il possible que ce fût bien aujourd’hui que je devinsse en quelque sorte étrangère à moi-même, et qu’une vie nouvelle, réalisant mes espérances et mes vœux, s’ouvrît à moi? Et était-il possible que cette vie nouvelle commençât pour toujours? J’attendais Serge avec impatience, tant il m’était difficile de rester seule avec ces pensées. Il arriva de bonne heure, et c’est seulement quand il fut là que je demeurai pleinement convaincue que j’allais aujourd’hui même être sa femme, et cette idée n’avait plus rien qui m’effrayât.
Avant le dîner, nous nous rendîmes à notre église pour y entendre les prières des morts à l’intention de mon père.
Que n’est-il encore de ce monde! Pensai-je quand nous revînmes à la maison et que je me tenais appuyée en silence sur le bras de l’homme qui avait été le meilleur ami de celui auquel je pensais. Pendant le temps où l’on récitait les prières, la tête prosternée contre la dalle froide du pavé de la chapelle, je m’étais si vivement représenté mon père que j’avais cru, en vérité, que son âme me comprenait et bénissait mon choix, et je m’étais figuré qu’à ce moment-là même cette âme planait au-dessus de nous, et que sa bénédiction reposait sur moi. Et ces souvenirs, ces espérances, le bonheur et la tristesse se confondaient pour moi en un seul sentiment solennel et doux à la fois, avec lequel cadraient cet air vif et immobile, ce calme, cette nudité des champs, ce ciel pâle, dont les rayons brillants, mais affaiblis, essayaient en vain de brûler mes joues. Je me persuadai que celui qui m’accompagnait comprenait, lui aussi, mes sentiments et les partageait. Il marchait à pas lents et en silence, et sur son visage, que je regardais de temps en temps, se peignait cet état intense de l’âme qui n’est ni la tristesse ni la joie et qui était en harmonie avec la nature et avec mon cœur.
Tout à coup, il se tourna vers moi, et je vis qu’il avait quelque chose à me dire. Eh quoi! S’il allait ne pas me parler de ce qui occupait ma pensée? Mais précisément il me parla de mon père, et, sans même le nommer, il ajouta:
— Il lui arriva un jour de me dire en plaisantant: « Tu épouseras ma petite Katia! »
— Qu’il eût été heureux aujourd’hui, repartis-je en me serrant plus fortement encore contre son bras, qui soutenait le mien.
— Oui, vous étiez encore une enfant, poursuivit-il en plongeant son regard jusqu’au fond de mes yeux; je baisais alors ces yeux-la et je les aimais uniquement parce qu’ils étaient semblables aux siens, et j’étais loin de penser qu’un jour ils me seraient si chers par eux-mêmes.
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