Récits de Sébastopol: La guerre de Crimée (Écrits autobiographique de Tolstoï): Récits du Caucase. León Tolstoi
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Читать онлайн книгу Récits de Sébastopol: La guerre de Crimée (Écrits autobiographique de Tolstoï): Récits du Caucase - León Tolstoi страница 6

СКАЧАТЬ Lorsqu’on nous apporte l’Invalide[1], Poupka (c’est ainsi que le uhlan en retraite nommait sa femme) se précipite dans l’antichambre, s’empare du journal et se jette sur le dos-à-dos du berceau[2], dans le salon où nous avons passé de si bonnes soirées d’hiver avec toi, pendant que ton régiment tenait garnison dans notre ville. Tu ne peux te figurer avec quel enthousiasme elle lit le récit de vos exploits héroïques ! « Mikhaïlof, répète-t-elle souvent en parlant de toi, est une perle d’homme, et je me jetterai à son cou quand je le reverrai ! Il se bat sur les bastions, lui ! aussi sera-t-il décoré du Saint-George, et tous les journaux en parleront… » — si bien que je commence à devenir jaloux de toi. Les journaux mettent un temps infini à nous parvenir, et, bien que mille nouvelles courent de bouche en bouche, on ne saurait ajouter foi à toutes. Exemple : tes bonnes amies les demoiselles à musique racontaient hier que Napoléon, fait prisonnier par nos Cosaques, avait été emmené à Pétersbourg, — tu comprends bien que je ne puis y croire ! Ensuite, un arrivant de la capitale, un fonctionnaire attaché au ministère, charmant garçon et d’une immense ressource en ce moment où notre petite ville est déserte, nous assurait que les nôtres avaient occupé Eupatoria, ce qui empêche les Français de communiquer avec Balaklava ; que nous avions perdu deux cents hommes à cette affaire, et eux, quinze mille environ. Ma femme en a éprouvé une telle joie, qu’elle a bamboché toute la nuit, et ses pressentiments lui disent que tu as pris part à cette affaire et que tu t’y es distingué. »

      Malgré les mots, les expressions que je viens de souligner, et le ton général de la lettre, c’était avec une douce et triste satisfaction que le capitaine Mikhaïlof se reportait en pensée auprès de sa pâle amie de province ; il se rappelait leurs conversations du soir, sur le sentiment, dans le berceau du salon, et comment son brave camarade l’ex-uhlan se fâchait et faisait des remises aux petites parties de cartes à un kopek, quand ils parvenaient à en organiser une dans son cabinet, comment sa femme se moquait de lui en riant ; il se rappelait l’amitié que ces braves gens lui avaient montrée ; et peut-être y avait-il quelque chose de plus que l’amitié du côté de la pâle amie ! Toutes ces figures évoquées de leur cadre familier surgissaient dans son imagination, qui leur prêtait une merveilleuse douceur : il les voyait en rose, et, souriant à ces images, il caressait de la main la chère lettre au fond de sa poche.

      Ces souvenirs ramenèrent involontairement le capitaine à ses espérances, à ses rêves. « Et quels seront, pensait-il en longeant l’étroite ruelle, l’étonnement et la joie de Natacha, lorsqu’elle lira dans l’Invalide que j’ai été le premier à m’emparer d’un canon et que j’ai reçu le Saint-George ? Je dois être promu capitaine-major : il y a déjà longtemps que je suis proposé ; il me sera ensuite très facile, dans le courant de l’année, de passer chef de bataillon à l’armée, car beaucoup d’entre nous ont été tués et d’autres le seront encore pendant cette campagne. Puis, à une prochaine affaire, quand je me serai fait bien connaître, on me confiera un régiment, et me voilà lieutenant-colonel, commandeur de Sainte-Anne,… puis colonel… » Il se voyait déjà général, honorant de sa visite Natacha, la veuve de son camarade, — lequel devait, dans ses rêves, mourir vers cette époque, — lorsque les sons de la musique militaire parvinrent distinctement à ses oreilles ; une foule de promeneurs attira ses regards, et il se retrouva sur le boulevard comme devant, capitaine en second dans l’infanterie.

      Table des matières

      Il s’approcha d’abord du pavillon, à côté duquel jouaient quelques musiciens ; d’autres soldats du même régiment servaient de pupitre à ces derniers, en tenant ouverts devant eux les cahiers de musique, et un petit cercle les entourait, fourriers, sous-officiers, bonnes et enfants occupés à regarder plutôt qu’à écouter. Autour du pavillon, des marins, des aides de camp, des officiers en gants blancs se tenaient debout, assis ou se promenaient ; plus loin, dans la grande allée, on voyait pêle-mêle des officiers de toute arme, des femmes de toute classe, quelques-unes en chapeau, la plupart un mouchoir sur la tête ; d’autres ne portaient ni chapeau, ni mouchoir ; mais, chose étonnante, il n’y en avait pas de vieilles, toutes étaient jeunes. En bas, dans les allées ombreuses et odorantes d’acacias blancs, on apercevait quelques groupes isolés, assis ou en marche.

      À la vue du capitaine Mikhaïlof, personne ne témoigna de joie particulière, à l’exception peut-être des capitaines de son régiment, Objogof et Souslikof, qui lui serrèrent la main avec chaleur ; mais le premier n’avait pas de gants, il portait un pantalon en poil de chameau, une capote usée, et sa figure rouge était couverte de sueur ; le second parlait trop haut, avec un sans-gêne révoltant ; il n’était guère flatteur de se promener avec eux, surtout en présence d’officiers en gants blancs ; parmi ces derniers se trouvaient un aide de camp, avec lequel Mikhaïlof échangea des saluts, et un officier d’état-major, qu’il aurait également pu saluer, l’ayant vu deux fois chez un ami commun. Il n’y avait donc positivement aucun plaisir à se promener avec ces deux camarades, qu’il rencontrait cinq ou six fois par jour et auxquels il serrait chaque fois la main ; ce n’était pas pour cela qu’il était venu à la musique.

      Il aurait bien voulu s’approcher de l’aide de camp avec lequel il échangeait des saluts et causer avec ces messieurs, non point pour que les capitaines Objogof, Souslikof, le lieutenant Paschtezky et autres le vissent en conversation avec eux, mais simplement parce qu’ils étaient des gens agréables, au courant des nouvelles, et qu’ils lui auraient raconté quelque chose.

      Pourquoi Mikhaïlof a-t-il peur et ne se décide-t-il pas à les aborder ? C’est qu’il se demande avec inquiétude ce qu’il fera si ces messieurs ne lui rendent pas son salut, s’ils continuent à causer entre eux en faisant semblant de ne pas le voir, et s’ils s’éloignent en le laissant seul parmi les aristocrates ? Le mot aristocrate, pris dans le sens d’un groupe choisi, trié sur le volet, appartenant à n’importe quelle classe, a acquis depuis quelque temps chez nous, en Russie, — où il n’aurait pas dû prendre racine, ce semble, — une grande popularité ; il a pénétré dans toutes les couches sociales où la vanité s’est glissée, — et où cette pitoyable faiblesse ne se glisse-t-elle pas ? Partout : parmi les marchands, les fonctionnaires, les fourriers, les officiers, à Saratof, à Mamadisch, à Vinitzy ; partout, en un mot, où il y a des hommes. Or, comme dans la ville assiégée de Sébastopol il y a beaucoup d’hommes, il y a aussi beaucoup de vanité : ce qui veut dire que les aristocrates y sont en grand nombre, bien que la mort plane constamment sur la tête de chacun, aristocrate ou non.

      Pour le capitaine Objogof, le capitaine en second Mikhaïlof est un aristocrate ; pour le capitaine en second Mikhaïlof, l’aide de camp Kalouguino est un aristocrate, parce qu’il est aide de camp et à tu et à toi avec tel autre aide de camp ; enfin, pour Kalouguine, le comte Nordof est un aristocrate, parce qu’il est aide de camp de l’empereur.

      Vaaité, vanité, et rien que vanité ! jusque devant le cercueil et parmi des gens prêts à mourir pour une idée élevée. La vanité n’est-elle pas le trait caractéristique, la maladie distinctive de notre siècle ? Pourquoi, jadis, ne connaissait-on pas plus cette faiblesse qu’on ne connaissait la variole ou le choléra ? Pourquoi, de nos jours, n’y a-t-il que trois espèces d’hommes : les uns, qui acceptent la vanité comme un fait existant, nécessaire, juste par conséquent, et qui s’y soumettent librement ; les autres, qui la considèrent comme un élément néfaste, mais impossible à détruire ; et les troisièmes, qui agissent sous son influence avec une servilité inconsciente ? Pourquoi les Homère et les Shakspeare parlaient-ils d’amour, de gloire et de souffrances, tandis que la littérature de notre siècle n’est que l’interminable histoire du snobisme et de la vanité ?

      Mikhaïlof, toujours indécis, passa deux fois devant le СКАЧАТЬ