Название: Le dernier vivant
Автор: Paul Feval
Издательство: Bookwire
Жанр: Языкознание
isbn: 4064066085827
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Rien de tout cela n'était précisément de nature à vous serrer le cœur. Et pourtant, quand il me regarda, j'éprouvai d'une façon très nette le contrecoup d'une douleur sourde, mais terrible.
J'eus froid.
Et j'eus peur.
Il me tendit la main comme si nous nous fussions séparés de la veille. Son regard ne laissait percer ni émotion ni surprise.
—Te voilà, me dit-il, tu viens tard.
Puis, désignant du doigt le panorama de la grande ville, noyé dans les lumières de son brouillard, il ajouta:
—Depuis que je demeure ici, Paris a encore grandi. Tiens, vois, sur la gauche, là-bas, au bout du troisième jardin, voilà deux maisons neuves qui percent les arbres. La semaine dernière on ne les apercevait pas, la semaine prochaine nous verrons un drapeau sur leur toiture. Paris pousse vite, mais Paris a beau grandir, grandir, je l'embrasse d'un coup d'œil. C'est à la lettre, regarde plutôt! Il n'y a pas un autre endroit comme celui-ci: rien ne m'échappe. Je suis venu ici pour la chercher. Penses-tu que je la retrouverai?
Ses yeux se détournèrent de moi et il reprit un peu plus bas:
—Comment vas-tu ce matin?
Ayant dit cela, il secoua ma main avec cette cordialité paisible des gens qui se rencontrent tous les jours. Je n'avais pas encore ouvert la bouche.
Malgré moi, j'interrogeais son visage et c'était là peut-être ce qui avait détourné de moi ses yeux. Je cherchais en lui quelque signe de maladie, car j'eusse presque désiré le retrouver malade.
Mais rien. Ses lèvres étaient fraîches; ses joues ne me paraissaient ni trop rouges, ni trop pâles; son front s'éclairait, à la fois poli et mat, comme celui d'une fillette. Il me dit encore:
—Tu as peut-être bien fait de rester garçon, toi, Geoffroy, avec ton caractère. Si tu voulais faire un choix, c'est le bon âge. Y songes-tu? moi, j'aurais eu des idées de mariage....
Il hésita, et son regard furtif revint vers moi.
—Oui, reprit-il, c'était dans mes goûts. J'aurais pensé à me marier sans l'exemple de ce pauvre Lucien.... Lucien Thibaut. Tu ne l'as pas oublié, je suppose? Il prononça ainsi son propre nom comme s'il eût parlé de quelque autre camarade à nous.
À part la furtive œillade qu'il venait de me lancer, toute sa physionomie peignait la sérénité et même l'indifférence.
Quant à moi, la vague impression de terreur qui me poursuivait depuis mon entrée, prit un corps. La pensée me vint qu'il était fou. Et, aussitôt né, ce soupçon prit les proportions d'une certitude. L'étonnement qui se peignait sans doute dans mes yeux le trompa. Il me demanda d'un ton de reproche affectueux:
—Est-ce que tu aurais oublié Lucien? Ce serait mal, Geoffroy, Lucien était notre meilleur ami.
—Non, certes, répondis-je, en faisant effort pour me remettre. Ce bon, ce cher Lucien! Je n'ai eu garde de l'oublier.
—À la bonne heure, à la bonne heure! fit-il par deux fois. C'est que tu as tant couru le monde! Ta vie a été bien heureuse, et les heureux, vois-tu....
Il n'acheva pas et reprit:
—Je suis content, très content que tu n'aies pas oublié Lucien. Il est dans l'embarras. Tu pourras nous être très utile et il avait compté sur toi.
Sa voix baissait peu à peu, arrivant au ton de la confidence.
—C'est, continua-t-il, une affaire assez malaisée. Beaucoup de circonstances un peu extraordinaires, Lucien s'y perd. Il n'en parle jamais et il ne faut pas même qu'il se doute....
Cette phrase resta inachevée.
Ses grands yeux de malade qui brillaient d'un fugitif éclair s'étaient fixés tout à coup quelque part dans le lointain de Paris. J'essayai de suivre leur direction, mais je ne vis rien, sinon le paysage parisien à la fois resplendissant et confus.
Après une minute de silence, Lucien secoua la tête avec lenteur en disant:
—Je crois parfois l'entrevoir là-bas....
Il s'arrêta encore pour me lancer ce même regard rapide et craintif.
—Je sais très bien, reprit-il un peu sèchement et comme pour repousser une objection inopportune, je sais parfaitement bien que c'est un enfantillage. D'abord il y a trop loin. Ensuite, ce brouillard gêne. Néanmoins, il ne faudrait pas prendre un ton tranchant pour dire: c'est impossible. Serais-je ici, si c'était impossible? Elle y est, voilà le fait certain. Je le sais, j'en suis sûr. Puisqu'elle y est, en cherchant bien, on peut la trouver.
Je me rapprochai de lui, tâchant de prendre un air de gaie rondeur qui était à mille lieues de moi.
—C'est clair, dis-je, on peut, on doit la trouver. Est-ce que je la connais?
—Au fait, répliqua-t-il en rougissant tu ne sais pas de qui je parle.
—J'allais te le demander.
Tout cela était pour cacher mon trouble, car je savais d'avance la réponse.
—Eh bien! fit-il très simplement, tu aurais pu le deviner. Je parle de Jeanne, la pauvre petite femme de Lucien, son âme plutôt. Quand tu verras Lucien, tu reconnaîtras cela d'un coup d'œil: il n'a plus d'âme.
Était-ce là l'explication de ce grand poids qui, depuis mon arrivée, m'oppressait le cœur si lourdement? Et fallait-il croire à cette définition que la folie donnait d'elle-même? Le malade poursuivit tranquillement.
—C'est là le mal de Lucien. Les médecins l'ont traité et le traitent encore pour ceci ou pour cela. Des misères! Moi, je ne suis pas médecin, mais j'ai la certitude que nous le guéririons en lui rendant son âme. Il eut son bon rire d'autrefois, dont la sonore douceur mouilla ma paupière.
Et il se mit à déclamer de sa voix pleine d'harmonie les strophes italiennes où Arioste raconte le voyage d'Astolphe dans la lune, à la recherche de l'âme de Roland.
—À présent, ajouta-t-il d'un ton dogmatique et en secouant la tête, ce n'est plus dans la lune que les âmes se cachent: les âmes, comme Jeanne, c'est là!
Son doigt tendu montrait Paris.
Le cas de Lucien Thibaut