– Lebrenn, – répondit le marchand en s'inclinant, – Lebrenn, pour vous servir.
– Eh bien donc, j'ai eu le plaisir de voir hier la chère madame Lebrenn, et de lui parler d'un achat considérable de toile que je désire faire pour mon régiment.
– Bien heureux nous sommes, monsieur, que vous ayez honoré notre pauvre boutique de votre achalandage… Aussi, je viens savoir combien il vous faut de mètres de toile, et de quelle qualité vous la désirez. Voici des échantillons, – ajouta-t-il en fouillant d'un air affairé dans la poche de son paletot. – Si vous voulez choisir… je vous dirai le prix, monsieur… le juste prix… le plus juste prix…
– C'est inutile, cher monsieur Lebrenn; voici en deux mots ce dont il est question: j'ai quatre cent cinquante dragons; il me faut une remonte de quatre cent cinquante chemises de bonne qualité; vous vous chargerez de plus de me les faire confectionner. Le prix que vous fixerez sera le mien; car vous sentez, cher monsieur Lebrenn, que je vous sais la crême des honnêtes gens!
– Ah! monsieur…
– La fleur des pois des marchands de toile.
– Monsieur… monsieur… vous me confusionnez; je ne mérite point…
– Vous ne méritez pas! Allons donc, cher monsieur Lebrenn, vous méritez beaucoup, au contraire…
– Je ne saurais, monsieur, disputer ceci avec vous. Pour quelle époque vous faudra-t-il cette fourniture? – demanda le marchand en se levant. – Si c'est un travail d'urgence, la façon sera un peu plus chère.
– Faites-moi donc d'abord le plaisir de vous rasseoir, mon brave! et ne partez pas ainsi comme un trait… Qui vous dit que je n'aie pas d'autres commandes à vous faire?
– Monsieur, pour vous obéir je siérai donc… Et pour quelle époque vous faudra-t-il cette fourniture?
– Pour la fin du mois de mars.
– Alors, monsieur, les quatre cent cinquante chemises de très-bonne qualité coûteront sept francs pièce.
– Eh bien! d'honneur, c'est très-bon marché, cher monsieur Lebrenn… Voilà, je l'espère, un compliment que les acheteurs ne font pas souvent, hein?
– Non, point très-souvent, il est vrai, monsieur. Mais vous m'aviez parlé d'autres fournitures?
– Diable, mon cher, vous ne perdez pas la carte… Vous pensez au solide.
– Eh! eh! monsieur… on est marchand, c'est pour vendre…
– Et, dans ce moment-ci, vendez-vous beaucoup?
– Hum… hum… couci… couci…
– Vraiment! couci… couci? Eh bien, tant pis, tant pis, cher monsieur Lebrenn. Cela doit vous contrarier… car vous devez être père de famille?
– Vous êtes bien bon, monsieur… J'ai un fils.
– Et vous l'élevez pour vous succéder?
– Oui-dà, monsieur; il est à l'École centrale du commerce.
– À son âge? ce brave garçon! Et vous n'avez qu'un fils, cher monsieur Lebrenn?
– Sauf respect de vous contredire, monsieur, j'ai aussi une fille…
– Aussi une fille! ce cher Lebrenn. Si elle ressemble à la mère… elle doit être charmante…
– Eh! eh… elle est grandelette… et gentillette…
– Vous devez en être bien fier. Allons, avouez-le.
– Trédame! je ne dis point non, monsieur! point non je ne dis.
C'est étonnant (pensa M. de Plouernel), ce bonhomme a une manière de parler singulièrement surannée; il faut que ce soit de tradition dans la rue Saint-Denis; il me rappelle le vieil intendant Robert, qui m'a élevé, et qui parlait comme les gens de l'autre siècle.
Puis le comte reprit tout haut:
– Mais, parbleu, j'y pense: il faut que je fasse une surprise à la chère madame Lebrenn.
– Monsieur, elle est votre servante.
– Figurez-vous que j'ai le projet de donner prochainement dans la grande cour de ma caserne un carrousel, où mes dragons feront toutes sortes d'exercices d'équitation: il faut me promettre de venir, un dimanche, assister à une répétition avec la chère madame Lebrenn; et en sortant de là, accepter sans façon, une petite collation.
– Ah! monsieur, c'est trop d'honneur pour nous… Je suis confus…
– Allons donc, mon cher, vous plaisantez. Est-ce convenu?
– Je pourrai amener mon garçon?
– Parbleu!..
– Et ma fille aussi?
– Pouvez-vous, cher monsieur Lebrenn, me faire une pareille question?..
– Vrai, monsieur? vous ne trouverez point mauvais que ma fille?..
– Mieux que cela… une idée, mon cher, une excellente idée!
– Voyons, monsieur.
– Vous avez entendu parler des anciens tournois?
– Des tournois?..
– Oui, du temps de la chevalerie.
– Faites excuses, monsieur; de bonnes gens comme nous…
– Eh bien, cher monsieur Lebrenn, au temps de la chevalerie il y avait des tournois, et dans ces tournois plusieurs de mes ancêtres, que vous voyez là, – et il montra les portraits, – ont autrefois combattu.
– Ouais!! – fit le marchand, feignant la surprise et suivant du regard le geste du colonel, – ce sont là messieurs vos ancêtres?.. Aussi, je me disais: Il y a quelque chose comme un air de famille.
– Vous trouvez?
– Je le trouve, monsieur… pardon de la liberté grande…
– N'allez-vous pas vous excuser?.. Pour Dieu! ne soyez donc pas ainsi toujours formaliste, mon cher… Je vous disais donc que dans ces tournois il y avait ce qu'on appelait la reine de beauté; elle distribuait les prix au vainqueur… Eh bien, il faut que ce soit votre charmante fille qui soit la reine de beauté du carrousel que je veux donner… elle en est digne à tous égards.
– Ah! monsieur, c'est trop, non, c'est trop. Et puis ne trouvez-vous point que pour une jeune fille… être comme cela… en vue… et au vis-à-vis de messieurs vos dragons… c'est un peu… pardon de la liberté grande… mais un peu… comment vous dirai-je cela?.. un peu…
– N'ayez donc pas de ces scrupules, cher monsieur Lebrenn; les plus nobles dames étaient autrefois reines de beauté dans les tournois, elles donnaient même un baiser au vainqueur.
СКАЧАТЬ