Название: Le morne au diable
Автор: Эжен Сю
Издательство: Public Domain
Жанр: Зарубежная классика
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– Le fait est que ce sont là des mœurs tant soit peu brutales, dit Croustillac, et l’on serait mal venu à parler à cet homme des bois le beau langage de la belle galanterie… Mais quelle diable de conversation peut-il avoir avec la Barbe-Bleue?
– Dieu me préserve d’aller les écouter! dit le narrateur.
– Une fois qu’Arrache-l’Ame à la Barbe-Bleue a dit: – J’ai mordu un taureau au nez, et mes chiens ont dévoré mon engagé, reprit le Gascon, la conversation doit devenir languissante, et, mordioux! on ne fait pas tous les jours manger un homme aux chiens pour avoir un sujet d’entretien.
– Ma foi, monsieur, on ne sait pas, dit un auditeur, ces gens-là sont capables de tout!
– Mais, dit impatiemment Croustillac, un pareil animal ne doit pas savoir ce que c’est que les petits soins, le parler fleuri qui subjugue les belles…
– Non certainement, reprit le narrateur (que nous soupçonnons fort d’exagérer les faits), car il sacre, il jure à faire abîmer l’île, et il a une voix… une voix… qui ressemble au beuglement d’un taureau.
– C’est tout simple, à force de les fréquenter il aura pris leur accent, dit le chevalier, mais la fin de votre histoire, je vous prie.
– M’y voici. Je demandai donc au boucanier, comment il osait soutenir que des chiens qui dévoraient un homme étaient bien dressés. – «Sans doute, reprit-il; mes chiens sont dressés à ne jamais donner un coup de dent à un taureau lorsqu’il est mis bas, car je vends les peaux, et il faut qu’elles soient intactes; une fois l’animal mort, ces pauvres bêtes, si affamées qu’elles soient, ont le courage de le respecter et d’attendre la curée; or, ce matin ils avaient une faim d’enfer: mon engagé était à moitié tué et couvert de sang. Il était très dur avec eux: ils ont sans doute commencé par lécher ses blessures: puis, comme on dit, l’appétit leur sera venu en mangeant; ça leur a mis l’eau à la bouche, à ces pauvres bêtes; finalement ils ne m’ont laissé que les os de mon engagé. Sans la morsure d’un serpent à tête d’agouti qui pince fort, mais qui n’est pas venimeux, je serais peut-être encore évanoui. Je reviens à moi, j’arrache le serpent de ma jambe droite où il s’était enroulé, je le prends par la queue, je le fais tourner comme qui dirait une fronde et je lui écrase la tête sur un tronc de goyavier; je me tâte, je n’avait presque rien… la cuisse fendue et le bras cassé; je bande la plaie de ma cuisse avec une feuille de balisier bien fraîche, attachée avec une liane. Quant à mon aileron gauche, il était brisé entre le coude et le poignet; je coupe trois petits bâtons et une longue liane, et je ficelle mon bras cassé comme une carotte de tabac; une fois pansé, je cherche mon engagé, car je ne m’étais pas encore aperçu du tour… je l’appelle, il ne répond pas; mes chiens étaient couchés à mes pieds, ils faisaient les innocents, les sournois! et me regardaient en remuant la queue, comme si de rien n’était; enfin je me lève et qu’est-ce que je vois à vingt pas: la carcasse de mon engagé! je le connais à sa corne à poudre et à sa gaine à couteaux. Voilà tout ce qu’il en restait. C’était pour en revenir à ce que je vous disais, ajouta Arrache-l’Ame en terminant son horrible histoire, et pour vous prouver que mes chiens étaient bien mordants et bien dressés; car il ne manque pas un poil à la peau du taureau.»
– Allons, allons, le boucanier vaut le flibustier, dit Croustillac. Tout ce que je vois là-dedans, c’est que la Barbe-Bleue est furieusement à plaindre de n’avoir eu jusqu’ici que le choix entre de pareilles brutes… Et le Gascon ajouta avec compassion: C’est tout simple: cette pauvre femme-là n’a pas d’idée de ce que c’est qu’un aimable et galant gentilhomme. Quand on a toute sa vie mangé du lard et des fèves, on ne se figure pas qu’il peut exister quelque chose d’aussi parfait, d’aussi délicat qu’un faisan ou un ortolan… Allons, mordioux! je vois qu’il m’était destiné d’éclairer la Barbe-Bleue sur une infinité de choses, et de lui dévoiler un monde tout nouveau… Quant au Caraïbe, il doit être digne de figurer à côté de ses farouches rivaux?
– Oh? pour le Caraïbe, dit un des passagers, je puis en parler à bon escient. J’ai fait cet hiver, dans son balaou, la traversée de l’Anse-au-Sable à Marie-Galande; j’avais hâte d’arriver dans ce dernier endroit, la rivière des Saintes était débordée, il m’aurait fallu faire un détour énorme pour trouver un endroit guéable. Au moment de m’embarquer, je vis à l’avant du balaou d’Youmaalë une espèce de figue brune; je m’approche, qu’est-ce que je vois? Jésus, mon Dieu! une tête et deux bras desséchés en manière de momie, qui formaient la figure d’ornement de sa pirogue. Nous partons; le Caraïbe, silencieux comme un sauvage qu’il était, pagayait sans mot dire. Arrivé à la hauteur de l’îlot des Crabes où avait échoué quelques mois auparavant, un brigantin espagnol, je lui demande: – N’est-ce pas là où a péri le bâtiment espagnol? Le Caraïbe me fait signe que c’est là… Il est bon de vous dire qu’à bord de ce navire se trouvait le révérend père Simon, des Missions étrangères. Sa réputation de sainteté était telle qu’elle était parvenue jusque chez les Caraïbes; le brigantin avait péri corps et biens, du moins on le croyait. Je dis dont au Caraïbe: – C’est là qu’est mort le père Simon, tu en as entendu parler? Il me fit un nouveau signe de tête affirmatif… car ces gens-là regardent à prononcer une parole de trop. – C’était un excellent homme? ajoutai-je.
– J’en ai mangé, me répondit ce malheureux idolâtre, avec une sorte de satisfaction orgueilleuse et farouche.
– C’est une manière comme une autre de goûter quelqu’un, dit Croustillac, et de partager ses principes.
– D’abord, reprit le passager, je ne compris pas ce que voulait dire cet horrible anthropophage; mais, lorsque je l’eus fait s’expliquer, j’appris qu’ensuite de je ne sais quelle cérémonie sauvage, le missionnaire et deux matelots qui s’étaient sauvés sur un îlot désert avaient été surpris par les Caraïbes et ensuite dévorés… Comme je reprochais à Youmaalë cette atroce barbarie, en lui disant qu’il était affreux d’avoir sacrifié ces trois malheureux Français à leur rage sanguinaire, il me répondit sentencieusement et d’un ton approbatif, comme s’il eût voulu me prouver qu’il comprenait la force de mes arguments, en classant sinon la valeur, du moins la saveur de trois différents peuples: —Tu as raison: Espagnol, jamais; Français, souvent; Anglais, toujours.
– Ce qui prouve que l’Anglais est incomparablement plus délicat que le Français, et que l’Espagnol est coriace en diable, dit Croustillac; mais avec ces gourmandises-là, il finira un jour par manger la Barbe-Bleue de caresses… si tout ceci est vrai…
– Tout est vrai, mon gentilhomme…
– Il en résulte alors positivement que cette jeune ou vieille veuve n’est pas insensible aux agréments féroces de l’Ouragan, d’Arrache-l’Ame et de l’anthropophage.
– C’est la voix publique qui l’en accuse.
– Ils la fréquentent donc souvent?
– Tout le temps que l’Ouragan ne passe pas en flibuste, tout le temps qu’Arrache-l’Ame ne passe pas à son boucan, tout le temps qu’Youmaalë ne passe pas dans les bois, ils le passent auprès de la Barbe-Bleue.
– Sans jalousie les uns des autres?
– On СКАЧАТЬ