Название: Le morne au diable
Автор: Эжен Сю
Издательство: Public Domain
Жанр: Зарубежная классика
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– Ah! bah! reprit un passager d’un air d’envie, la Barbe-Bleue peut bien perdre ce bâtiment-là.
– Pardieu! oui; il lui resterait assez d’argent pour en acheter et en armer d’autres.
– Une vingtaine même si elle le voulait, dit le capitaine Daniel.
– Oh! vingt… c’est beaucoup, reprit un passager.
– Ma foi, sans compter sa magnifique plantation de l’Anse-aux-Sables, et sa mystérieuse maison du Morne-au-Diable, reprit un autre; ne dit-on pas qu’elle a pour cinq ou six millions d’or et de pierreries… enfouis dans quelque cachette.
– Ah! voilà… enfouis on ne sait où, reprit le capitaine Daniel, mais pour sûr elle les a, car, moi, je tiens du vieux père l’Ouvre-l’œil, qui avait été une fois voir le premier mari de la Barbe-Bleue, au Morne-au-Diable, lequel mari était, disait-on, jeune et beau comme un ange, je tiens de l’Ouvre-l’œil que la Barbe-Bleue, ce jour-là, s’amusait à mesurer dans un couï1 des diamants, des perles fines et des émeraudes; or, toutes ces richesses sont encore en sa possession, sans compter qu’on dit que son troisième et dernier mari était puissamment riche, et que toute sa fortune était en poudre d’or.
– Les uns la disent si avare qu’elle ne dépense pas pour elle et les siens 10,000 fr. par année… reprit un passager.
– Quant à cela, ça n’est pas sûr, reprit maître Daniel, personne ne peut savoir comment elle vit, puisqu’elle est étrangère à la colonie, et qu’il n’y a pas quatre personnes qui aient mis le pied au Morne-au-Diable.
– Certes, et l’on fait bien: ce n’est pas moi qui aurais la curiosité d’y aller, dit un autre; le Morne-au-Diable ne jouit pas pour cela d’une assez bonne renommée… On dit qu’il s’y passe des choses… des choses…
– Ce qui est certain, c’est que le tonnerre y est tombé trois fois…
– Cela ne m’étonnerait pas; l’on entend, dit-on, des bruits étranges autour de cette habitation.
– On dit qu’elle est bâtie en manière de forteresse inaccessible au milieu des rochers de la Cabesterre…
– Cela se conçoit, si la Barbe-Bleue a tant de trésors à garder…
Croustillac écoutait cette conversation avec une excessive curiosité. Ces trésors, ces diamants miroitaient singulièrement à son imagination.
– Mais de qui donc parlez-vous ainsi, mes gentilshommes? demanda-t-il enfin.
– Nous parlons de la Barbe-Bleue!
– Qu’est-ce que la Barbe-Bleue?
– La Barbe-Bleue? Eh bien! c’est la Barbe-Bleue…
– Mais, enfin, est-ce un homme ou une femme? dit le chevalier.
– La Barbe-Bleue?
– Oui, oui, dit impatiemment Croustillac.
– Eh! mon Dieu! c’est une femme!
– Comment! une femme? Et pourquoi l’appelle-ton la Barbe-Bleue?
– Pourquoi? Parce qu’elle se débarrasse de ses maris, comme l’homme à la barbe bleue du nouveau conte se débarrassait de ses femmes.
– Et elle est veuve!.. c’est une veuve!.. ce serait une veuve! comment!.. s’écria le chevalier avec un battement de cœur inexprimable; une veuve… répéta-t-il en joignant les mains, une veuve! riche à éblouir! à donner le vertige par le seul calcul de ses richesses… une veuve!!
– Une veuve, si veuve qu’elle l’est pour la troisième fois depuis trois ans, dit le capitaine.
– Et elle est aussi riche qu’on le dit?
– Mais, oui, c’est connu, tout le monde le sait, dit le capitaine.
– Riche à millions!! riche à armer des bâtiments de 400,000 livres… riche à avoir des sacs de diamants et d’émeraudes et de perles fines… s’écria le Gascon, dont les yeux étincelaient, dont les narines se gonflaient, dont les mains se crispaient.
– Mais on vous répète qu’elle est riche à acheter la Martinique et la Guadeloupe, si cela lui faisait plaisir, reprit le capitaine.
– Et vieille… très vieille?.. demanda le chevalier avec inquiétude.
Son interlocuteur regarda les autres passagers d’un air interrogatif, et dit: – Quel âge peut bien avoir la Barbe-Bleue?
– Ma foi, je n’en sais rien, dit l’un.
– Tout ce que je sais, reprit un autre, c’est que lorsque je suis arrivé dans la colonie, il y a deux ans, elle en était déjà à son second mari, et qu’elle entamait le troisième… qui ne lui a pas seulement duré un an.
– Pour ce qui est du troisième mari, on ne dit pas qu’il soit mort, mais il a disparu, reprit un autre.
– Il est si bien mort, au contraire, qu’on dit avoir vu la Barbe-Bleue en grand deuil de veuve, dit un passager.
– Sans doute, sans doute, ajouta un troisième interlocuteur; la preuve qu’il est mort, c’est que le desservant de la paroisse de Macouba, en l’absence du révérend père Griffon, a dit une messe des morts pour lui.
– Au reste, il ne serait pas étonnant qu’il eût été assassiné, dit un autre.
– Assassiné… par sa femme, sans doute, reprit-on avec une unanimité qui prouvait peu en faveur de la Barbe-Bleue.
– Non pas par sa femme!
– Ah! ah! voilà du nouveau.
– Pas par sa femme? et par qui donc alors?
– Par des ennemis qu’il avait à la Barbade.
– Par des colons anglais?
– Oui, par des Anglais, puisqu’il était, dit-on, Anglais lui-même…
– Toujours est-il, mon gentilhomme, que le troisième mari est mort… et bien mort?.. demanda le chevalier avec anxiété.
– Oh! pour mort… oui, oui, répéta-t-on en chœur.
Croustillac respira; un moment comprimées, ses espérances reprirent leur vol audacieux.
– Mais l’âge de la Barbe-Bleue le sait-on? reprit-il.
– Pour son âge, je puis vous satisfaire: elle doit avoir environ… de vingt… oui, c’est à peu près cela, de vingt… à soixante ans, dit le capitaine Daniel.
– Mais vous ne l’avez donc pas vue? dit le chevalier impatienté de cette plaisanterie.
– Vue!! moi? et pourquoi diable voulez-vous que j’aie vue la Barbe-Bleue? СКАЧАТЬ
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Espèce de calebasse assez profonde.