«La belle-mère me haïssait: comme je lui cédais toujours, les querelles n'allaient pas loin. Mais un beau jour elle remarqua que ma soeur Louison, qui avait déjà quinze ans, devenait jolie, et que les gens du quartier s'en apercevaient. La voilà qui prend Louison en haine, qui commence à lui reprocher d'être une petite coquette, et pis que cela. La pauvre Louison était pourtant aussi pure qu'un enfant de dix ans, et avec cela, fière comme était notre pauvre mère. Louison, désespérée, au lieu de filer doux comme je le lui conseillais, se pique, répond, et menace de quitter la maison. Mon père veut la soutenir; mais sa femme a bientôt pris le dessus. Louison est grondée, insultée, frappée, Monsieur, hélas! et la petite Suzanne aussi, qui voulait prendre le parti de sa soeur, et qui criait pour ameuter le voisinage. Alors je prends un jour ma soeur Louison par un bras, et ma petite soeur Suzanne de l'autre, et nous voilà partis tous les trois, à pied, sans un sou, sans une chemise, et pleurant au soleil sur le grand chemin. Je vas trouver ma tante Henriette, qui demeure à plus de dix lieues de notre ville, et je lui dis d'abord:
«Ma tante, donnez-nous à manger et à boire, car nous mourons de faim et de soif; nous n'avons pas seulement la force de parler. Et après que ma tante nous eut donné à dîner, je lui dis:
– Je vous ai amené vos nièces: si vous ne voulez pas les garder, il faut qu'elles aillent de porte en porte demander leur pain, ou qu'elles retournent à la maison pour périr sous les coups. Mon père avait cinq enfants, et il ne lui en reste plus. Les garçons se tireront d'affaire en travaillant; mais si vous n'avez pas pitié des filles, il leur arrivera ce que je vous dis.»
Alors ma tante répondit: – Je suis bien vieille, je suis bien pauvre; mais plutôt que d'abandonner mes nièces, j'irai mendier moi-même. D'ailleurs elles sont sages, elles sont courageuses, et nous travaillerons toutes les trois. Cela dit et convenu, j'acceptai vingt francs que la pauvre femme voulut absolument me donner, et je partis sur mes jambes pour venir ici. Je fus tout de suite trouver mon second frère, Jean, qui me fit donner de l'ouvrage dans la boutique où il travaillait comme cordonnier, et ensuite j'allai voir mon jeune peintre pour lui demander des conseils. Il me reçut très-bien, et voulut m'avancer de l'argent que je refusai. J'avais de quoi manger en travaillant; mais cette diable de peinture qu'il m'avait mise en tête n'en était pas sortie, et je ne commençais jamais ma journée sans soupirer en pensant combien j'aimerais mieux manier le crayon et le pinceau que l'alène. J'avais fait quelques progrès, car, malgré moi, à mes heures de loisir, le dimanche, j'avais toujours barbouillé quelques figures ou copié quelques images dans un vieux livre qui me venait de ma mère. Le jeune peintre m'encourageait, et je n'eus pas la force de refuser les leçons qu'il voulut me donner gratis. Mais il fallait subsister pendant ce temps-là, et avec quoi? Il connaissait un homme de lettres qui me donna des manuscrits à copier. J'avais une belle main, comme on dit, mais je ne savais pas l'orthographe. On m'essaya, et dans les quatre ou cinq lignes qu'on me dicta, on ne trouva pas de fautes. J'avais assez lu de livres pour avoir appris un peu la langue par routine; mais je ne savais pas les principes, et je n'osais pas trop le dire, de peur de manquer d'ouvrage. Je ne fis pourtant pas de fautes dans mes copies, et ce fut à force d'attention. Cette attention me faisait perdre beaucoup de temps, et je vis que j'aurais plus tôt fait d'apprendre la grammaire et de m'exercer tout seul à faire des thèmes. En effet, la chose marcha vite; mais, comme je pris beaucoup sur mon sommeil, je tombai malade. Mon frère me retira dans son grenier, et travailla pour deux. Le peu d'argent que j'avais gagné en copiant le manuscrit de l'auteur servit à payer le pharmacien. Je ne voulus pas faire savoir ma position à mon jeune peintre. J'avais vu par mes yeux qu'il était lui-même souvent aux expédients, n'ayant encore ni réputation, ni fortune. Je savais que son bon coeur le porterait à me secourir; et comme il l'avait fait déjà malgré moi, j'aimais mieux mourir sur mon grabat que de l'induire encore en dépense. Il me crut ingrat, et, trouvant une occasion favorable pour faire le voyage d'Italie, objet de tous ses désirs, il partit sans me voir, emportant de moi une idée qui me fait bien du mal.
Quand je revins à la santé, je vis mon pauvre frère amaigri, exténué, nos petites épargnes dépensées, et la boutique fermée pour nous; car, pour me soigner, Jean avait manqué bien des journées. C'était au mois de juillet de l'année passée, par une chaleur de tous les diables. Nous causions tristement de nos petites affaires, moi encore couché et si faible, que je comprenais à peine ce que Jean me disait. Pendant ce temps-là, nous entendions tirer le canon, et nous ne songions pas même à demander pourquoi. Mais la porte s'ouvre, et deux de nos camarades de la boutique, tout échevelés, tout exaltés, viennent nous chercher pour vaincre ou périr, c'était leur manière de dire. Je demande de quoi il s'agit.
«De renverser la royauté et d'établir la république,» me disent-ils. Je saute à bas de mon lit: en deux secondes, je passe un mauvais pantalon et une blouse en guenilles, qui me servait de robe de chambre. Jean me suit. «Mieux vaut mourir d'un coup de fusil que de faim,» disait-il. Nous voilà partis.
Nous arrivons à la porte d'un armurier, où des jeunes gens comme nous distribuaient des fusils à qui en voulait. Nous en prenons chacun un, et nous nous postons derrière une barricade. Au premier feu de la troupe, mon pauvre Jean tombe roide mort à côté de moi. Alors je perds la raison, je deviens furieux. Ah! je ne me serais jamais cru СКАЧАТЬ