– Dégoûté, moi! oh! non, répliqua le Masaccio; je ne suis dégoûté de rien du tout, et si l'on pouvait gagner sa vie à faire de la peinture, j'aimerais mieux cela que toute autre chose; mais il paraît que c'est si long, si long! Mon patron dit qu'il faudra dessiner le modèle pendant deux ans au moins avant de manier le pinceau. Et puis, avant d'exposer, il paraît qu'il faut encore travailler la peinture au moins deux ou trois ans. Et quand on a exposé, si on n'est pas refusé, on n'est souvent pas plus avancé qu'auparavant. J'étais ce matin au Musée, je croyais que tout le monde allait s'arrêter devant le tableau de mon patron; car enfin c'est un maître, et un fameux, celui-là! Eh bien! la moitié des gens qui passaient ne levaient seulement pas la tête, et ils allaient tous regarder un monsieur qui s'était fait peindre en habit d'artilleur et qui avait des bras de bois et une figure de carton. Passe pour ceux-là: c'étaient de pauvres ignorants; mais voilà qu'il est venu des jeunes gens, élèves en peinture de différents ateliers, et que chacun disait son mot: ceux-ci blâmaient, ceux-là admiraient; mais pas un n'a parlé comme j'aurais voulu. Pas un ne comprenait. Je me suis dit alors: A quoi bon faire de l'art pour un public qui n'y voit et qui n'y entend goutte. C'était bon dans les temps! Moi je vais prendre un autre métier pourvu que ça me rapporte de L'argent.
– Voilà un sale crétin! me dit Horace en se penchant vers mon oreille. Son âme est aussi crasseuse que sa blouse!»
Je ne partageais pas le mépris d'Horace. Je ne connaissais presque pas le Masaccio, mais je le savais intelligent et laborieux. M. Delacroix en faisait grand cas, et ses camarades avaient de l'estime et de l'amitié pour lui. Il fallait qu'une pensée que je ne comprenais pas fût cachée sous ces manifestations de cupidité ingénue; et comme il avait déclaré, en commençant, n'avoir rien de secret à me dire, je prévoyais bien que ce secret ne sortirait pas aisément. Il ne fallait, pour se convaincre de l'obstination du Masaccio, et en même temps pour pressentir en lui quelque motif non vulgaire, que regarder sa figure et observer ses manières.
C'était le type peuple incarné dans un individu; non le peuple robuste et paisible qui cultive la terre, mais le peuple artisan, chétif, hardi, intelligent et alerte. C'est dire qu'il n'était pas beau. Cependant il était de ceux dont les camarades d'atelier disent: «Il y a quelque chose de fameux à faire avec cette tête-là!» C'est qu'il y avait dans sa tête, en effet, une expression magnifique, sous la vulgarité des traits. Je n'en ai jamais vu de plus énergique ni de plus pénétrante. Ses yeux étaient petits et même voilés, sous une paupière courte et bridée; cependant ces yeux là lançaient des flammes, et le regard était si rapide qu'il semblait toujours prêt à déchirer l'orbite. Le nez était trop court, et le peu de distance entre le coin de l'oeil et la narine donnait au premier aspect l'air commun et presque bas à la face entière; mais cette impression ne durait qu'un instant. S'il y avait encore de l'esclave et du vassal dans l'enveloppe, le génie de l'indépendance couvait intérieurement et se trahissait par des éclairs. La bouche épaisse, ombragée d'une naissante moustache noire, irrégulièrement plantée; la figure large, le menton droit, serré et un peu fendu au milieu; les zygomas élevés et saillants; partout des plans fermes et droits, coupés de lignes carrées, annonçaient une volonté peu commune et une indomptable droiture d'intention. Il y avait à la commissure des narines des délicatesses exquises pour un adepte de Lavater; et le front, qui était d'une structure admirable dans le sens de la statuaire, ne l'était pas moins au point de vue phrénologique. Pour moi, qui étais dans toute la ferveur de mes recherches, je ne me lassais point de le regarder; et lorsque je faisais mes démonstrations anatomiques à l'atelier, je m'adressais toujours instinctivement à ce jeune homme, qui était pour moi le type de l'intelligence, du courage et de la bonté.
Aussi je souffrais, je l'avoue, de l'entendre parler d'une manière si triviale. – Comment, Arsène, lui dis-je, vous quitteriez la peinture pour un peu plus de profit dans une autre carrière?
– Oui, Monsieur, je le ferais comme je vous le dis, répondit-il sans le moindre embarras. Si maintenant j'étais assuré de gagner mille francs nets par an, je me ferais cordonnier.
– C'est un art comme un autre, dit Horace avec un sourire de mépris.
– Ce n'est point un art, répliqua froidement le Masaccio. C'est le métier de mon père, et je n'y serais pas plus maladroit qu'un autre. Mais cela ne me donnerait pas l'argent qu'il me faut.
– Il vous faut donc bien de l'argent, mon pauvre garçon? lui dis-je.
– Je vous le dis, il me faudrait gagner mille francs; et, au lieu de cela, j'en dépense la moitié.
– Comment pouvez-vous songer en ce cas à étudier la médecine! Il vous faudrait avoir une trentaine de mille francs devant vous, tant pour les années où l'on étudie que pour celles où l'on attend la clientèle. Et puis…
– Et puis vous n'avez pas fait vos classes, dit Horace, impatienté de ma patience.
– Cela c'est vrai, dit Arsène; mais je les ferais, ou du moins je ferais l'équivalent. Je me mettrais dans ma chambre avec une cruche d'eau et un morceau de pain, et il me semble bien que j'apprendrais dans une semaine ce que les écoliers apprennent dans un mois. Car les écoliers, en général, n'aiment pas à travailler; et quand on est enfant, on joue, et on perd du temps. Quand on a vingt ans, et plus de raison, et quand d'ailleurs on est forcé de se dépêcher, on se dépêche. Mais d'après ce que vous me dites du reste de l'apprentissage, je vois bien que je ne puis pas être médecin. Et pour être avocat?
Horace éclata de rire.
«Vous allez vous faire mal à l'estomac, lui dit tranquillement le Masaccio, frappé de l'affectation d'Horace en cet instant.
– Mon cher enfant, repris-je, éloignez tous ces projets, à votre âge ils sont irréalisables. Vous n'avez devant vous que les arts et l'industrie. Si vous n'avez ni argent ni crédit, il n'y a pas plus de certitude d'un côté que de l'autre. Quelque parti que vous preniez, il vous faut du temps, de la patience et de la résignation.»
Arsène soupira. Je me réservai de l'interroger plus tard.
«Vous êtes né peintre, cela est certain, continuai-je; c'est encore par là que vous marcherez plus vite.
– Non, Monsieur, répliqua-t-il; je n'ai qu'à entrer demain dans un magasin de nouveautés, je gagnerai de l'argent.
– Vous pouvez même être laquais, ajouta Horace, indigné de plus en plus.
– Cela me déplairait beaucoup, dit Arsène; mais s'il n'y avait que cela!..
– Arsène! Arsène! m'écriai-je, ce serait un grand malheur pour vous et une perte pour l'art. Est-il possible que vous ne compreniez pas qu'une grande faculté est un grand devoir imposé par la Providence?
– Voilà une belle parole, dit Arsène, dont les yeux s'enflammèrent tout à coup. Mais il y a d'autres devoirs que ceux qu'on remplit envers soi-même. Tant pis! Allons, je m'en vais dire à l'atelier que vous viendrez à trois heures, n'est-ce pas?»
Et il sauta à bas de la commode, me serra la main sans rien dire, salua à peine Horace, et s'enfonça comme un chat dans la profondeur de l'escalier, s'arrêtant à chaque étage pour faire rentrer ses talons dans ses souliers délabrés.
IV
Paul Arsène revint me voir; et quand nous fûmes seuls, j'obtins, non sans peine, la confidence que je pressentais. Il commença par me faire en ces termes le récit de sa vie:
«Comme СКАЧАТЬ