Название: Jacques le fataliste et son maître
Автор: Dénis Diderot
Издательство: Public Domain
Жанр: Зарубежная классика
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– Est-ce qu'on peut parler avec vous.
– Tu dis que j'ai de l'humeur, que je gronde; eh! qui n'en aurait pas? qui ne gronderait pas? Il y avait encore un peu de vin à la cave: Dieu sait le train dont il ira! Les chirurgiens en burent hier au soir plus que nous et nos enfants n'aurions fait dans la semaine. Et le chirurgien qui ne viendra pas pour rien, comme tu peux penser, qui le payera?
– Oui, voilà qui est fort bien dit; et parce qu'on est dans la misère vous me faites un enfant, comme si nous n'en avions pas déjà assez.
– Oh que non!
– Oh que si; je suis sûre que je vais être grosse!
– Voilà comme tu dis toutes les fois.
– Et cela n'a jamais manqué quand l'oreille me démange après, et j'y sens une démangeaison comme jamais.
– Ton oreille ne sait ce qu'elle dit.
– Ne me touche pas! laisse là mon oreille! laisse donc, l'homme; est-ce que tu es fou? tu t'en trouveras mal.
– Non, non, cela ne m'est pas arrivé depuis le soir de la Saint-Jean.
– Tu feras si bien que… et puis dans un mois d'ici tu me bouderas comme si c'était de ma faute.
– Non, non.
– Et dans neuf mois d'ici ce sera bien pis.
– Non, non.
– C'est toi qui l'auras voulu?
– Oui, oui.
– Tu t'en souviendras? tu ne diras pas comme tu as dit toutes les autres fois?
– Oui, oui…»
Et puis voilà que de non, non, en oui, oui, cet homme enragé contre sa femme d'avoir cédé à un sentiment d'humanité…
C'est la réflexion que je faisais.
Il est certain que ce mari n'était pas trop conséquent; mais il était jeune et sa femme jolie. On ne fait jamais tant d'enfants que dans les temps de misère.
Rien ne peuple comme les gueux.
Un enfant de plus n'est rien pour eux, c'est la charité qui les nourrit. Et puis c'est le seul plaisir qui ne coûte rien; on se console pendant la nuit, sans frais, des calamités du jour… Cependant les réflexions de cet homme n'en étaient pas moins justes. Tandis que je me disais cela à moi-même, je ressentis une douleur violente au genou, et je m'écriai: «Ah! le genou!» Et le mari s'écria: «Ah! femme!..» Et la femme s'écria: «Ah! mon homme! mais… mais… cet homme qui est là!
– Eh bien! cet homme?
– Il nous aura peut-être entendus!
– Qu'il ait entendu.
– Demain, je n'oserai le regarder.
– Et pourquoi? Est-ce que tu n'es pas ma femme? Est-ce que je ne suis pas ton mari? Est-ce qu'un mari a une femme, est-ce qu'une femme a un mari pour rien?
– Ah! ah!
– Eh bien! qu'est-ce?
– Mon oreille!..
– Eh bien! ton oreille?
– C'est pis que jamais.
– Dors, cela se passera.
– Je ne saurais. Ah! l'oreille! ah! l'oreille!
– L'oreille, l'oreille, cela est bien aisé à dire…»
Je ne vous dirai point ce qui se passait entre eux; mais la femme, après avoir répété l'oreille, l'oreille, plusieurs fois de suite à voix basse et précipitée, finit par balbutier à syllabes interrompues l'o…reil…le, et à la suite de cette o…reil…le, je ne sais quoi, qui, joint au silence qui succéda, me fit imaginer que son mal d'oreille s'était apaisé d'une ou d'autre façon, il n'importe: cela me fit plaisir. Et à elle donc!
Jacques, mettez la main sur la conscience, et jurez-moi que ce n'est pas de cette femme que vous devîntes amoureux.
Je le jure.
Tant pis pour toi.
C'est tant pis ou tant mieux. Vous croyez apparemment que les femmes qui ont une oreille comme la sienne écoutent volontiers?
Je crois que cela est écrit là-haut.
Je crois qu'il est écrit à la suite qu'elles n'écoutent pas longtemps le même, et qu'elles sont tant soit peu sujettes à prêter l'oreille à un autre.
Cela se pourrait.
Et les voilà embarqués dans une querelle interminable sur les femmes; l'un prétendant qu'elles étaient bonnes, l'autre méchantes: et ils avaient tous deux raison; l'un sottes, l'autre pleines d'esprit: et ils avaient tous deux raison; l'un fausses, l'autre vraies: et ils avaient tous deux raison; l'un avares, l'autre libérales: et ils avaient tous deux raison; l'un belles, l'autre laides: et ils avaient tous deux raison; l'un bavardes, l'autre discrètes; l'un franches, l'autre dissimulées; l'un ignorantes, l'autre éclairées; l'un sages, l'autre libertines; l'un folles, l'autre sensées; l'un grandes, l'autre petites: et ils avaient tous deux raison.
En suivant cette dispute sur laquelle ils auraient pu faire le tour du globe sans déparler un moment et sans s'accorder, ils furent accueillis par un orage qui les contraignit de s'acheminer… – Où? – Où? lecteur, vous êtes d'une curiosité bien incommode! Et que diable cela vous fait-il? Quand je vous aurai dit que c'est à Pontoise ou à Saint-Germain, à Notre-Dame de Lorette ou à Saint-Jacques de Compostelle, en serez-vous plus avancé? Si vous insistez, je vous dirai qu'ils s'acheminèrent vers… oui; pourquoi pas?.. vers un château immense, au frontispice duquel on lisait: «Je n'appartiens à personne et j'appartiens à tout le monde. Vous y étiez avant que d'y entrer, et vous y serez encore quand vous en sortirez.» – Entrèrent-ils dans ce château? – Non, car l'inscription était fausse, ou ils y étaient avant que d'y entrer. – Mais du moins ils en sortirent? – Non, car l'inscription était fausse, ou ils y étaient encore quand ils en furent sortis. – Et que firent-ils là? – Jacques disait ce qui était écrit là-haut; son maître, ce qu'il voulut: et ils avaient tous deux raison. – Quelle compagnie y trouvèrent ils? – Mêlée. – Qu'y disait-on? – Quelques vérités, et beaucoup de mensonges. – Y avait-il des gens d'esprit? – Où n'y en a-t-il pas? et de maudits questionneurs qu'on fuyait comme la peste. Ce qui choqua le plus Jacques et son maître pendant tout le temps СКАЧАТЬ