Название: Un Coeur de femme
Автор: Paul Bourget
Издательство: Public Domain
Жанр: Зарубежная классика
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– «Oui,» continua-t-il, «avec qui est-elle? Ce n'est pas possible qu'elle n'ait pas d'amant.» Puis tout de suite, la mémoire morale arrivant pour compléter, pour interpréter la mémoire physique: «C'est égal. Elle m'a regardé avec des yeux très particuliers, après avoir eu l'air de ne pas me remarquer au commencement… C'était combiné avec Mme de Candale, ce dîner-là. Elles sont amies intimes. Alors, c'est que ma petite voisine a voulu me connaître. Je n'ai pas trop mal manœuvré. Ça, j'en suis sûr. Maintenant, que signifie cette curiosité? A-t-elle entendu parler de moi par une autre femme? Par son amant?.. Après tout, peut-être n'a-t-elle pas d'amant et s'ennuie-t-elle dans son coin?.. On la voit si peu. Elle doit vivre très retirée… Elle est bien jolie. Si je me mettais à lui faire la cour? Je n'ai rien devant moi pour tout ce printemps. C'est une idée… Mais où la retrouver?.. J'ai dîné à côté d'elle, je peux toujours aller lui rendre visite au lieu de lui mettre simplement un carton…»
Il fut si content de cette idée qu'il en rit tout haut une minute: – «C'est cela,» reprit-il, «mais alors il faudrait y aller dès demain… Demain? Qu'est-ce que je fais demain? Au Bois le matin avec Candale. Bon, cela. Il me renseignera. Déjeuner chez Christine. Ça peut se manquer, ce déjeuner. Je déjeune trop cette année-ci. Toute la journée est gâtée ensuite. Je lâche Christine et à deux heures je vais chez la petite veuve. À quatre heures, je tire avec Wérékiew. Comme ces gauchers sont difficiles!.. Si je rentrais tout simplement me coucher maintenant? Il est dix heures et demie. C'est bien tôt, mais voilà huit jours que je m'endors à quatre heures du matin. Relayons pour être en forme…»
Sur cette sage résolution, il obliqua par la rue Boissy-d'Anglas, sans s'arrêter ni à l'Impérial ni au Petit Cercle, et il se dirigea tout droit vers la rue de Lisbonne, où il habitait un hôtel hérité de son père et aussi complètement monté que s'il eût continué de vivre en famille. Il y a ainsi derrière toutes ces santés extraordinaires des hommes d'excès, et que l'on cite comme tels, un fond caché d'hygiène. Ceux qui méconnaissent cette loi disparaissent bien vite, et ceux qui survivent, ceux qui étonnent des générations successives par leur infatigable activité à la chasse, au jeu, à la salle – et ailleurs, – ont gardé, comme Casal, le pouvoir de se surveiller à travers cette existence de déraillement continu. C'est, tantôt, une sobriété monastique le matin qui corrige le trop bon dîner de la veille; tantôt un repos pris judicieusement à l'heure exacte où le surmenage commencerait; tantôt un dosage savant d'exercices adaptés, la présence quotidienne du masseur, un véritable traitement d'hydrothérapie à domicile. Machiavel disait: «Le monde est aux gens froids,» et le demi-monde aussi, quelque paradoxal que paraisse cet aphorisme. Tant il y a que le lendemain matin, lorsque Raymond se leva vers les huit heures pour passer dans sa salle de bain et de là dans son cabinet de toilette, il était merveilleusement dispos et rafraîchi par le plus calme de tous les sommeils.
Ce cabinet de toilette de Casal était fameux parmi les viveurs, à cause de ce que le jeune homme appelait plaisamment ses deux bibliothèques, quoiqu'il en eût ailleurs une véritable et garnie des livres les mieux choisis. Celles du cabinet de toilette consistaient en deux vitrines: une première avec une rangée admirable de fusils anglais à tout usage, et une seconde ou se trouvait renfermée la plus étonnante collection de bottes, bottines et souliers: – quatre-vingt-douze paires, – et pour les circonstances les plus variées de l'existence de sport, depuis la chasse à courre jusqu'à la pêche au saumon, sans parler des tenues du polo et de l'ascensionnisme. Il n'était pas rare que de jeunes snobs vinssent, dès cette heure-là, pour assister à la toilette de ce maître en haute vie et s'ébahir devant cet étrange musée. Mais au matin qui suivit le dîner chez Mme de Tillières, il resta, sans autre compagnie que son valet de chambre, à se regarder beaucoup dans la glace de l'immense armoire à trois pans qui renfermait ses innombrables costumes et achevait de meubler la pièce. Malgré les raffinements d'installation qui faisaient de ce coin de sa demeure la garçonnière typique d'un Parisien élégant en l'an de grâce 1881, anglomane et athlétique, Raymond n'était pas un fat. S'il avait mis dans sa première jeunesse son amour-propre à ces puérilités d'un luxe minutieux, il n'y pensait plus depuis des années, au rebours de presque tous ses confrères dans le métier d'homme à la mode; et, s'il se regardait ce matin-là dans la glace, une fois habillé, c'était par ressouvenir de son projet de la veille. Il était bien plus près de quarante ans que de trente. À cet âge, on a déjà cette première petite surveillance de soi qui, dix ans plus tard, se tournera en défiance, et, vingt ans plus tard, si on ne désarme pas, en artifice. Il faut croire qu'il se trouva encore capable de plaire et il faut croire aussi que sa résolution de faire une visite dès ce jour-là à Mme de Tillières ne s'était pas en allée avec le sommeil, car, avant de monter à cheval, il griffonna un billet à l'adresse de Mme Christine Anroux, 83, avenue de l'Alma, où il se dégageait du déjeuner, et c'est en chantonnant entre ses dents un air en vogue à cette date: «Elle est tellement innocente…» qu'il commença de se diriger vers le Bois, monté sur un alezan joliment découplé, mais pas très vite, Boscard. – Ce terme d'argot dont le monde actuel désigne les parasites professionnels lui servait de malicieuse épigramme contre le camarade qui lui avait vendu ce cheval, un certain vicomte de Saveuse, très bien né, mais de procédés plus qu'indélicats, qui avait trouvé le moyen de lui faire payer cet animal deux fois sa valeur. Saveuse, – alias «la Statue du Quémandeur,» – avait en outre la fâcheuse habitude d'emprunter à ses voisins de jeu des plaques de vingt-cinq louis jamais rendues. Et Casal se vengeait de ces supercheries répétées et aussi du petit crève-cœur d'avoir été dupé dans ce marché par ce surnom donné à la pauvre bête, qui n'en pouvait mais.
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