Un Coeur de femme. Paul Bourget
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Название: Un Coeur de femme

Автор: Paul Bourget

Издательство: Public Domain

Жанр: Зарубежная классика

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СКАЧАТЬ style="font-size:15px;">      L'AUTRE

      Juliette n'aimait rien tant d'habitude que les longues causeries au coin du feu à ces heures un peu défendues. Ce goût lui était si naturel qu'elle recevait de la sorte, non seulement l'homme qui avait tous les droits sur son intimité, mais encore les plus platoniques d'entre ses fidèles: et d'Avançon et Félix Miraut et de Jardes et Accragne, – les uns et les autres toujours isolément. Il y avait bien là quelque prudence féminine, car la multiplicité de ces visites interdisait tout commentaire aux domestiques. Il y avait surtout cet art d'amitié qui a rendu cette femme inoubliable aux privilégiés pour lesquels il s'est exercé. Elle avait deviné combien est fort sur un homme, dans cette vie de Paris si banale et si foulée, le charme d'un coin de salon où il trouve, à une heure fixée, une créature jeune, élégante et fine, qui l'écoute longuement; et elle le console ou le consulte tour à tour, avec cet air de n'avoir d'intérêt dans son existence que pour les minutes ainsi passées dans un tête-à-tête innocent et vaguement clandestin. Le cœur s'ouvre alors avec plus de liberté. Les secrètes confidences arrivent aux lèvres, et, par nature, Mme de Tillières avait la passion des confidences. Elle possédait ce tendre penchant qui, perverti en pédantisme ou en vanité, crée les Muses et les Égéries des hommes célèbres, qui, tourné en sainteté, fait les grandes religieuses. Elle se plaisait à envelopper d'une influence intelligente les personnes auxquelles elle s'intéressait. L'amour avait redoublé en elle ce délicat plaisir auquel elle avait dû les plus douces heures de sa liaison avec Poyanne. Que de soirées elle avait passées ainsi dans la première période de leur affection, et avant qu'elle ne devînt sa maîtresse, à l'écouter indéfiniment raconter les misères de sa vie!.. Il disait son enfance mélancolique dans l'ombre du vieil hôtel Poyanne, à Besançon, sa mère morte, et la sévérité si dure de son père qui lui avait endolori toute sa jeunesse. Il disait son mariage avec une jeune fille longtemps aimée, ses premières jalousies, sa honte de ses propres défiances, puis l'évidence de la trahison – et quelle trahison! avec l'ami d'adolescence qu'il avait le plus chéri. Les heures d'autour le minuit paraissaient trop courtes alors à Juliette pour suivre ce drame, scène par scène, sentiment par sentiment, et le duel entre les deux amis, où tous deux avaient été blessés, et la fuite de Mme de Poyanne, et les désespoirs du comte, puis sa reprise à la vie par l'énergie du devoir, sa campagne en 1870 comme capitaine des mobiles du Doubs, son entrée dans la politique lors de l'Assemblée de Bordeaux. Et quand la pitié l'eut menée à la tendresse d'abord et ensuite à l'abandon entier de sa personne, quand elle fut devenue l'épouse mystérieuse de cet homme malheureux, que de soirées encore elle avait connues, où elle recueillait avec l'avidité d'une compagne aimante le récit de la journée du courageux orateur, – lui rendant la foi en lui-même aux crises de lassitude, éveillant sa prudence sur tel ou tel écueil caché, l'admirant avec un enthousiasme ému quand cet athlète invincible de la cause conservatrice déployait devant elle, et pour elle seule, l'horizon de ses projets et la générosité de ses doctrines; – et tout cela sans jamais dépasser son rôle de femme, avec une légère et caressante façon d'écouter ou de parler qui excluait jusqu'à l'ombre d'une prétention. En étant ainsi, elle ne calculait pas, elle cédait à sa nature, tout simplement. Comme certaines organisations ont, d'instinct, le sens et le goût de la musique ou de la peinture, de la mécanique ou de la poésie, elle avait, elle, le sens et le goût du cœur des autres, – charmante faculté, car elle permet d'exercer la plus rare des charités, la plus bienfaisante: celle de l'âme, – mais faculté dangereuse, car elle confine à la coupable curiosité de l'expérience sentimentale, et surtout elle nous entraîne vite aux compromis de conscience, aux dédales des situations fausses. Dans les déclins de passion, par exemple, comment trouver en soi la loyauté nécessaire à la noblesse des ruptures, si l'on continue, victime de ce pouvoir de sympathie, à sentir souffrir l'être que l'on a cessé d'aimer d'amour? Percé jusqu'à l'âme par l'âcre sensation des chagrins que l'on cause, on se laisse aller à mentir pour épargner ces chagrins-là. On recule un aveu qui eût été moins cruel proféré durement. On prolonge des agonies dont on est l'auteur par de déshonorantes complaisances. On devient perfide pour avoir été trop tendre. Ironie étrange des contradictions du cœur qui tourne au vice nos meilleures vertus et nous fait mal agir pour avoir senti trop vivement!

      Ces réflexions sur les avantages et les périls de son propre caractère, Juliette ne se les était jamais formulées, quoiqu'elle se fût dit souvent. «Je suis trop faible,» ou «J'aurais dû parler nettement,» à propos de telle ou telle petite circonstance qui eût exigé un «non» précis et désagréable à quelqu'un de ses amis. Il en est de notre caractère comme de notre santé. Nous en souffrons longtemps avant de nous savoir malades. Mme de Tillières ne savait pas davantage pourquoi bien des choses qui faisaient sa joie, les autres années, faisaient maintenant son malaise; par exemple ces tête-à-tête du soir avec Poyanne, où ils demeuraient l'un et l'autre silencieux pendant des dizaines de minutes; – et les efforts qu'ils tentaient, ou lui ou elle, pour rouvrir la causerie, marquaient mieux le contraste entre les soirées d'aujourd'hui et celles de jadis. Elle trouvait chaque fois, pour s'expliquer cette gêne, qu'elle jugeait momentanée, une raison tirée d'un détail quelconque. Ainsi, quand, à son retour de l'hôtel de Candale, la simple phrase du domestique sur la présence de Poyanne lui infligea un petit sursaut de réveil presque douloureux, elle attribua tout de suite ce frisson pénible à la peur d'avoir froissé son amant; d'autant plus qu'à un second regard, et tandis qu'on la débarrassait de son manteau, elle reconnut le valet de chambre du comte debout dans un coin de l'antichambre. À sa question, cet homme répondit:

      – «J'attends les épreuves du discours de Monsieur pour les porter à l'imprimerie…»

      – «C'est vrai, il a parlé,» se dit Juliette «il va m'en vouloir de ce que je rentre si tard. Je ne l'ai pas habitué à lui montrer si peu d'intérêt.»

      En réalité cette visite lui était rendue désagréable par le besoin qu'elle éprouvait de continuer la solitaire rêverie de sa voiture et de penser librement à Casal. Telle était la profondeur de l'impression produite sur elle par cette rencontre. Mais comment aurait-elle admis cette cause à sa contrariété, quand elle était si persuadée qu'elle aimait Poyanne pour toute sa vie? C'était l'honneur de sa faute que cette persuasion-là. Combien on se fait illusion à soi-même, et des années, sur ces fins de sentiments!.. Puis il suffit d'une heure pour que cette illusion ne soit plus possible. Juliette devait l'éprouver ce soir même.

      – «Vous êtes fâché contre moi, mon ami,» dit-elle en rentrant dans le petit salon Louis XVI, plus doucement pâle encore aux clartés mêlées du feu et des lampes. Le comte se tenait assis au bureau d'où elle lui avait écrit cette après-midi. Quand il la vit, il se leva en hâte pour lui baiser les doigts, et, lui montrant les papiers qui encombraient la mince tablette:

      – «Fâché?» répondit-il, «vous voyez que je n'ai pas eu le temps de l'être. Je travaillais chez vous en vous attendant, ce dont vous m'excuserez, n'est-ce pas? Nous sommes sortis de séance si tard, et j'avais les épreuves de mon discours à corriger pour l'Officiel. J'ai dit à Jean de me les apporter chez vous, et fort heureusement,» ajouta-t-il avec la bonne humeur de la corvée accomplie, «elles sont presque finies… Vous permettez?»

      Il acheva, en se rasseyant, de tracer quelques signes dans les marges, puis il réunit les feuillets épars, qu'il glissa dans une grande enveloppe déjà préparée, et il alla lui-même remettre le paquet au valet de chambre qui l'attendait dans le vestibule. Tout ce manège ne dura pas dix minutes. Pourquoi Juliette, qui, dans l'appréhension d'un froissement de son ami, s'était faite d'avance tendre et caressante, se trouva-t-elle presque froissée elle-même et en tout cas déconcertée par le calme de cet accueil? Certes, la faute qu'elle avait commise en s'intéressant à Casal toute la soirée, au point d'oublier Poyanne, était bien vénielle dans l'ordre des faits. Il n'en allait pas ainsi dans l'ordre du cœur. Quoiqu'elle ne s'en rendît compte qu'obscurément, elle aurait souhaité que son amant, par une mauvaise humeur un peu injuste, l'acquittât de cette faute et lui permît СКАЧАТЬ