Название: Pastels: dix portraits de femmes
Автор: Paul Bourget
Издательство: Public Domain
Жанр: Зарубежная классика
isbn: http://www.gutenberg.org/ebooks/37468
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– «Pauvres nous!» interrompis-je, «mais la femme qui entre en relations épistolaires avec un auteur, il n'y en a qu'une, jamais qu'une!.. Votre Jacques et moi, nous étions très fiers à une certaine époque d'une inconnue avec qui nous entretenions une correspondance suivie… Quelle tuile quand nous nous sommes montré nos lettres et que nous avons constaté que c'était la même écriture et la même personne!..»
– «Voilà pourquoi,» reprit Gladys, «je n'écrivis pas à Jacques. J'avais un pressentiment de cela. Je n'ai qu'une vanité, c'est d'être très femme, avec un peu de ce doigté du cœur qui nous fait accuser de ruse quand nous ne sommes que fines… Mais je le lus et je le relus, comme je vous dis, ce roman, et, à chaque lecture, mon intérêt pour l'auteur de cet adorable livre grandissait jusqu'à devenir une véritable obsession. Comme il devait avoir l'âme délicate pour peindre ainsi la souffrance! L'histoire racontée dans ce livre était-elle la sienne? Était-ce lui, le doux bourreau que la victime bénissait en mourant de son abandon? Avait-il été aimé ainsi, jusqu'à la mort, et puis un repentir dernier l'avait-il conduit à suspendre ce roman à la croix d'une morte, comme une couronne de roses à demi fanées?.. Ou bien des confidences reçues, une correspondance trouvée, un journal intime lui avaient-ils permis de découvrir le secret martyre dont il s'était fait le poète? Car d'admettre que ce fût là une œuvre d'imagination, je ne le voulais pas, et je me figurais mon romancier à l'image de mes désirs. Il devait être jeune, pâle, avec des yeux bleus et quelque chose d'un peu souffrant… Vous riez, maintenant. Que vous auriez ri davantage si vous m'aviez vue debout à la devanture d'un marchand de photographies dans la rue de Rivoli, le jour où j'y vis son portrait. Je dus y retourner trois fois avant d'oser entrer dans la boutique pour l'acheter, ce portrait, qui ressemblait, par bonheur, à l'idée que je m'en étais faite d'avance, assez du moins pour que mon enchantement d'imagination ne fût pas brisé. A la même époque, on publia une biographie de lui avec une charge. J'aurais battu celui qui avait déformé ce visage dont j'étais devenue aussi amoureuse que du livre. Que voulez-vous? C'est le sang nègre, il y a de l'esclave en moi, et, quand j'ai aimé, j'ai toujours sorti tout mon noir… Je l'ai quelquefois plus mal placé que cette fois-là.
«En lisant cette biographie, un projet fantastique s'ébaucha dans ma tête. Je vous ai dit que j'étais trop seule. Je causais trop avec moi-même, et je ne me suis jamais donné que des conseils bien fous. La brochure racontait que mon grand homme habitait une partie de l'année à Vélizy, un hameau près de Chaville, et qu'il avait là justement la petite maison décrite dans Cœur brisé. J'appris aussi par cette brochure qu'il n'était pas marié. S'il l'avait été, je n'aurais plus pensé à lui, je vous jure. J'étais tellement innocente, comme dit la chanson, que je ne comprenais presque rien, toujours comme dans la chanson, sinon que jamais Jacques Molan n'aimerait une pauvre fille, comme moi, dans son sixième étage et avec ses malheureuses toilettes de quatre sous. Ah! si j'étais une de ces dames comme il en décrivait dans son livre? Et voilà comment j'en arrivai à concevoir ma grande idée: économiser, centime par centime, franc par franc, de quoi m'habiller aussi joliment que les élégantes que j'allais quelquefois voir passer aux Champs-Élysées dans leurs voitures, et ensuite me présenter à Jacques Molan, sous un faux nom, comme une jeune femme qui vient lui demander conseil… Où me mènerait cette équipée? Je n'en savais rien. Je ne me le demandais pas. J'effeuillais la marguerite, voilà tout. Il m'aimera un peu, passionnément, pas du tout… Et je restais toujours sur le pétale: il m'aimera, sans rien savoir, sinon que ce mot associé à l'idée de cet homme pourtant inconnu, me représentait quelque chose d'infiniment doux, de si pur, de si tendre. Je le verrais une fois, puis une autre, une autre encore. Je me dirais mariée, pour qu'il ne cherchât point à connaître mon vrai nom. Étais-je assez la petite Anglaise du roman que je traduisais! Pourtant, je lui avouerais mon prénom. J'étais naïvement fière de sa rareté, comme de mes cheveux qui me tombaient alors jusqu'ici,» et elle étendit son bras dans toute sa longueur. «Enfin, ce fut un roman à propos d'un roman, dont je ne soufflais pas un mot à la sage Mabel, comme vous pouvez croire, et que je menai à bien, de quelle manière? Par quels prodiges d'économie? Par quelles ruses pour cacher les divers objets de parure que je dus me procurer un par un, depuis les petits souliers vernis et les bas de soie noire jusqu'au chapeau, sans parler de la robe? Il me fallut dix mois, vous entendez, dix mois, pour amasser mon magot et pour me déguiser ainsi en dame, dix mois, durant lesquels j'ai multiplié les heures de travail, découvert des besognes nouvelles, pris sur mon sommeil pour mettre les traductions doubles, enfin, une de ces folies de jeune fille dont on s'étonne ensuite d'avoir été capable. On se dit: – Ai-je été bête! – tout haut; et tout bas: – Quel dommage!..»
Ce fut si bien lancé, sur un si joli accent d'ironie tendre, que je regardai cette étrange fille avec une espèce d'admiration sur laquelle elle ne se trompa guère. Elle n'aurait pas été femme si elle n'avait pas pris un temps pour jouir du petit effet qu'elle me produisait. Puis, écartant un peu ses paupières, soulevant ses sourcils et plissant son front avec une expression triste, comme découragée:
– «Ce fut par une adorable après-midi de juin que je me mis en campagne,» reprit-elle; «j'avais attendu deux semaines, une fois le détail de ma parure tout entier organisé, par superstition. Je voulus voir un présage de réussite à mon projet, dans le bleu du ciel, le vert des arbres et le clair du soleil de ce jour-là… Me voyez-vous, descendant du train à Chaville, et m'engageant sous les branches, le long des étangs, après avoir demandé ma route à un enfant qui passait? Il y avait des oiseaux qui chantaient tout le long du chemin, des fleurs dans les herbes, et je rencontrai deux couples d'amoureux qui erraient dans l'ombre des jeunes arbres. Je ne savais rien, ni si Jacques était dans sa maison de Vélizy, ni même où était cette maison, ni s'il y vivait seul, mais je savais bien que j'étais très jolie avec ma robe grise, mon chapeau clair, mes petits souliers, et que je lui plairais, – si je le rencontrais, – et je ne doutais pas de cette rencontre. Vous allez dire que je suis vraiment par trop négresse avec mon teint pâle. A cette époque-là, je croyais à ma chance… Ma chance!.. Oui, j'y croyais comme à mes vingt ans, comme à mon désir, comme à tant de chimères… Quand j'étais toute petite, là-bas, en Amérique, nous habitions au bord de l'Océan. Les voiles des bateaux que montaient les pêcheurs du pays étaient teintées de rouge. Chaque matin, je me mettais à la fenêtre, je comptais celles de ces voiles qui étaient en mer et qui faisaient des points lumineux sur le bleu СКАЧАТЬ