L'eau profonde; Les pas dans les pas. Paul Bourget
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Название: L'eau profonde; Les pas dans les pas

Автор: Paul Bourget

Издательство: Public Domain

Жанр: Зарубежная классика

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СКАЧАТЬ nécessaire qu'elle fût libre. On a vu encore qu'elle comptait, pour cette liberté, sur l'initiative de son mari, et d'après quel article du code, plus ou moins exactement interprété. Mais elle s'était dit souvent qu'au besoin elle prendrait elle-même cette initiative, si jamais elle tenait à sa portée l'occasion de ce second mariage. Cette occasion, la destinée ne semblait-elle pas la lui offrir? Elle était la maîtresse de Chaligny. Elle avait le droit, d'après le code féminin, de prétendre qu'il l'avait séduite, n'ayant jamais eu d'autre amant que lui, et qu'il lui devait de l'épouser, si jamais elle et lui devenaient libres… – Libres?.. – Ce mot, toujours le même, l'obsédait comme un refrain d'espérance. Libre? Elle pouvait l'être, avec une démarche judiciaire. Libre? Chaligny pouvait l'être, si vraiment sa femme le trompait et qu'il en tînt la preuve. Par qui l'aurait-il, cette preuve? Serait-ce par elle, Jeanne?.. La tentation de dénoncer le secret surpris avait effleuré l'envieuse, on se le rappelle, dès les premières minutes. Elle l'avait repoussée, et puis elle y avait tout de même cédé un peu: témoin la petite question énigmatique, scélératement jetée dès le début du dîner chez les Sarliève. Le sursaut d'honneur qui lui avait fait ensuite rattraper ses propres paroles, en les interprétant dans un sens anodin, durerait-il? Elle l'eût affirmé avec la plus sincère énergie, si on l'eût interrogée dans la voiture qui la ramenait de cette soirée, – sur une promesse de rendez-vous avec le mari de sa cousine. Mais déjà, couchée dans son lit et repassant en esprit tant de menus incidents riches de conséquences, elle en était à s'objecter qu'après tout plusieurs voies pouvaient mener à la vérité. Pourquoi le hasard qui l'avait mise, elle, sur la piste de l'intrigue de Valentine, ne se reproduirait-il pas pour un autre? Pourquoi cet autre ne serait-il pas le mari? Une femme qui cache une aventure dans sa vie commet des imprudences. C'en avait été une que ce changement de voiture, cette après-midi, dans ces conditions; une autre, que cette réponse sur son emploi de journée, qui équivalait au pire aveu.

      – «Que Norbert découvre tout par lui-même, je n'aurai rien à me reprocher, et Valentine ne devra pas se plaindre si je prends une place qui ne sera plus la sienne… Mais qu'y a-t-il à découvrir? A-t-elle un amant? Qui est-ce?.. Elle quitte Paris cette semaine, je ne saurai rien. Tant mieux, elle se défiera moins de moi. Ce sera pour son retour… En tout cas, demain, je ne laisserai pas Norbert me prononcer seulement son nom… Ma dignité l'exige. Non. Il ne saura rien par moi…»

      Si la dangereuse et féline créature était descendue jusqu'au fond de cette résolution, sur laquelle elle s'endormit, – en s'en estimant! – elle se serait rendu compte qu'il y entrait beaucoup de prudence et très peu de magnanimité. Communiquer au mari des indices si incomplets, n'était-ce pas avertir la femme? Elle n'eut donc pas grand mérite à tenir la parole qu'elle s'était donnée, le lendemain, dans ce rendez-vous à l'appartement clandestin que son amant avait désigné par ce terme équivoque de «chez nous». Il ne se douta pas que l'ambition d'appeler ainsi le magnifique hôtel de la rue de Varenne était pour beaucoup dans la grâce enivrante que sa maîtresse sut déployer pour lui cette après-midi-là. Elle voulait que la griserie de ses caresses le suivît à Pont-sur-Yonne, auprès de Valentine, et empêchât entre eux cette reprise d'intimité conjugale, crainte permanente de la maîtresse d'un homme marié. Jeanne en avait été exempte jusqu'ici, tant qu'elle avait considéré Valentine comme une femme froide, de tous points étrangère aux choses de l'amour. Son opinion venait de changer brusquement.

      Les conséquences de cette volte-face dans son appréciation sur le caractère de sa cousine s'approfondirent durant les quelques jours de séparation qui suivirent ce rendez-vous. Pourtant, elle ne put qu'essayer de plusieurs côtés, en interrogeant adroitement tantôt l'un, tantôt l'autre, la plus infructueuse des investigations sur le mystère dont elle avait surpris la trace. Associait-on le nom d'un personnage quelconque de leur société à celui de Mme de Chaligny, et s'en taisait-on devant-elle, – ceux-ci parce qu'elle était une proche parente, ceux-là parce qu'elle était une rivale de la jolie marquise? Elle voulut le savoir à tout prix, et elle ne parvint à recueillir d'autres échos que ceux des éloges, qu'elle connaissait trop, pour en avoir déjà tant souffert. Passant elle-même en revue les hôtes habituels du salon de la rue de Varenne, elle n'arriva pas davantage à fixer son soupçon sur un seul. Tous, sans une exception, depuis les séducteurs sur le retour, comme Casal, comme Vardes, jusqu'aux jeunes «beaux» de la nouvelle génération, un Pierre d'Eyssène, un Maxime de Portille, observaient, à l'égard de Mme de Chaligny, cette attitude de respect involontaire, qui ne s'imite pas, qui ne se joue pas. Elle émane de tout l'être, et se traduit par des façons de regarder une femme, de s'en approcher, de lui parler, à laquelle une autre femme se trompe d'autant moins que les mêmes individus l'abordent, elle, avec d'autres manières. Imperceptible nuance! Mais toutes la sentent. Non, il n'y avait pas dans l'entourage entier de Valentine un seul homme dont Jeanne pût se dire: «Mais c'est lui!..» avec une ombre de vraisemblance. Quand elle se retrouva en face des Chaligny, à leur retour de Pont-sur-Yonne, elle n'était donc pas plus renseignée sur le secret de sa rivale qu'à la seconde où elle avait vu les ailes grises du chapeau disparaître dans le fiacre, au milieu de la rue Saint-Honoré, et la gêne de son amant à les revoir, toutes deux, s'embrassant, se tutoyant, se prodiguant des mots d'amitié, n'avait pas non plus diminué. Un seul point s'était modifié: cette semaine de solitude et de méditation avait définitivement entamé, sinon détruit le scrupule qui avait rendu odieuse à Jeanne l'idée d'une dénonciation au mari. Les âcres rancœurs de son amour-propre, ulcéré tant d'années par une comparaison toujours renouvelée, toujours blessante, s'étaient ramassées dans un sentiment qu'elle aurait formulé ainsi de la sorte, – si elle avait eu tout le courage de ses vrais désirs – elle ne se prononçait nettement que la dernière phrase:

      – «Tant pis pour elle si je prends ma revanche. J'y ai droit après qu'elle a eu de telles chances dans la vie, et moi rien… Il y a une justice tout de même!»

      La plus hideuse des scélératesses qui puissent se commettre entre femmes était déjà enveloppée dans cet appel à l'équité. Qu'il s'agisse de l'ordre social ou de l'ordre sentimental, ce mot de justice, si solennel à prononcer, ne sert le plus souvent qu'à nous absoudre devant nos propres yeux de notre haine pour le bonheur d'autrui. Il est toujours opportun de répéter cette vérité élémentaire à une époque qui excelle à parer de phraséologie idéaliste les plus abjectes passions et les moins généreuses! Cette petite femme du monde, d'un si pervers égoïsme, ne raisonnait pas pour son propre compte autrement que les fauteurs de révolutions. Son sophisme était seulement moins dangereux, quoique son appétit de nuire fût aussi fort.

      Si les volontés très décidées réussissent le plus souvent dans leurs entreprises, c'est qu'elles supposent une tension fixe de la pensée à l'aguet du moindre événement, et qui ne perd aucune occasion d'agir. Après avoir discuté mentalement les divers procédés d'espionnage possibles, Jeanne s'arrêta au plus simple. C'était aussi celui qui, tôt ou tard, donnerait immanquablement le résultat passionnément désiré. Il fallait profiter du voisinage et de l'intimité pour surprendre Valentine chez elle, à toutes les heures: sa perspicacité de femme saurait bien découvrir, une fois, quelque signe qui lui permît d'essayer une action précise. Sa propre expérience lui avait appris qu'une liaison qui dure s'organise naturellement en habitudes d'une régularité quasi-bourgeoise. La plupart des amants se fixent des rendez-vous presque exactement périodiques, obligés qu'ils sont d'accommoder leurs bonheurs clandestins au train correct de leur existence avouée. Quand, au contraire, ces rendez-vous sont irréguliers, la raison en vient toujours de la maîtresse. C'est que ses instants de liberté sont eux-mêmes irrégulièrement placés; et, cette fois, comme cette liberté dépend de la présence ou de l'absence du mari, la vie de ce mari donne le secret de celle de la femme. Celle dont le maître et seigneur chasse plusieurs jours par semaine choisira plutôt une de ces après-midi où elle se croit sûre de n'être pas surveillée. Ce n'était pas le cas ici. Valentine surveillée? Elle l'était si peu! Elle aurait pu être imprudente à n'importe quelle heure, en pleine sécurité. Mais, pratiquant la dissimulation à la profondeur qu'une intrigue supposait, de sa part, avec ces attitudes, elle devait être prudente, en tout état de СКАЧАТЬ