Voyage musical en Allemagne et en Italie, I. Hector Berlioz
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СКАЧАТЬ de mon espèce, véhémentement soupçonné d'avoir violé la musique, et qui, s'il parvient à lui inspirer sa passion de l'air libre et du vagabondage, fera de la chaste muse une sorte de bohémienne, moins Esméralda qu'Héléna Mac Grégor, virago armée, dont les cheveux flottent au vent, dont la sombre tunique étincelle de brillants colifichets, qui bondit pieds nus sur les roches sauvages, qui rêve au bruit des vents et de la foudre, et dont le noir regard épouvante les femmes et trouble les hommes sans leur inspirer l'amour.

      Aussi Schilling, en sa qualité de conseiller du prince de Hoënzollern-Hechingen, n'a pas manqué d'écrire à Son Altesse et de lui proposer, pour la divertir, le curieux-sauvage, plus convenable dans la Forêt-Noire que dans une ville civilisée. Et le sauvage, curieux de tout connaître, au reçu d'une invitation rédigée en termes aussi obligeants que choisis par M. le baron de Billing, conseiller intime du prince, s'est acheminé, à travers la neige et les grands bois de sapins, vers la petite ville d'Hechingen, sans trop s'inquiéter de ce qu'il pourrait y faire. Cette excursion dans la Forêt-Noire m'a laissé un confus mélange de souvenirs joyeux, tristes, doux et pénibles, que je ne saurais évoquer sans un serrement de cœur presque inexplicable. Le froid, le double deuil noir et blanc étendu sur les montagnes, le vent qui mugissait sous ces pins frissonnants, le travail secret du ronge-cœur si actif dans la solitude, un triste épisode d'un douloureux roman lu pendant le voyage… Puis l'arrivée à Hechingen, les gais visages, l'amabilité du prince, les fêtes du premier jour de l'an, le bal, le concert, les rires fous, les projets de se revoir à Paris, et… les adieux… et le départ… Oh! je souffre!.. Quel diable m'a poussé à vous faire ce récit, qui ne présente pourtant, comme vous l'allez voir, aucun incident émouvant ni romanesque… Mais je suis ainsi fait, que je souffre parfois, – sans motif apparent, – comme, pendant certains états électriques de l'atmosphère, les feuilles des arbres remuent sans qu'il fasse de vent. – … – … – Heureusement, mon cher Girard, vous me connaissez de longue date, et vous ne trouverez pas trop ridicule cette exposition sans péripétie, cette introduction sans allegro, ce sujet sans fugue! – Ah! ma foi! un sujet sans fugue, avouez-le, c'est une rare bonne fortune? Et nous avons lu tous les deux plus de mille fugues qui n'ont pas de sujets, sans compter celles qui n'ont que de mauvais sujets. Allons! voilà ma mélancolie qui s'envole, grâce à l'intervention de la fugue (vieille radoteuse qui si souvent a fait venir l'ennui), j'essuie la larme qui pendait à mon œil gauche, et… je vous raconte Hechingen.

      Quand je disais tout à l'heure que c'est une petite ville, j'exagerais géographiquement son importance. Hechingen n'est qu'un grand village, tout au plus un bourg, bâti sur une côte assez escarpée, à peu près comme la portion de Montmartre qui couronne la butte, ou mieux encore comme le village de Subiaco dans les Etats Romains. Au dessus du bourg, et placée de manière à le dominer entièrement, est la villa Eugenia, occupée par le prince. A droite de ce petit palais, une vallée profonde, et, un peu plus loin, un pic âpre et nu surmonté du vieux castel d'Hoenzollern, qui n'est plus aujourd'hui qu'un rendez-vous de chasse, après avoir été longtemps la féodale demeure des ancêtres du prince.

      Le souverain actuel de ce romantique paysage est un jeune homme spirituel, vif et bon, qui semble n'avoir au monde que deux préoccupations constantes, le désir de rendre aussi heureux que possible les habitants de ses petits Etats, et l'amour de la musique. Concevez-vous une existence plus douce que la sienne? Il voit tout le monde content autour de lui: ses sujets l'adorent; la musique l'aime; il la comprend en poète et en musicien; il compose de charmants lieder, dont deux: der Fischer knabe et Schiffer's Abenlied, m'ont réellement touché par l'expression de leur mélodie; il les chante avec une voix de compositeur, mais avec une chaleur entraînante et des accents de l'ame et du cœur; il a, sinon un théâtre, au moins une chapelle (un orchestre) dirigée par un maître d'un mérite éminent, Techlisbeck, dont le Conservatoire de Paris a souvent exécuté avec honneur les symphonies, et qui lui fait entendre, sans luxe, mais montés avec soin, les chefs-d'œuvre les plus simples de la musique instrumentale. Tel est l'aimable prince dont l'invitation m'avait été si agréable et dont j'ai reçu l'accueil le plus cordial.

      En arrivant à Hechingen, je renouvelai connaissance avec Techlisbeck. Je l'avais connu à Paris il y a quelques cinq ans; il m'a accablé chez lui de prévenances et de ces témoignages de véritable bonté qu'on n'oublie jamais. Il me mit bien vite au fait des forces musicales dont nous pouvions disposer: c'étaient 8 violons en tout, dont trois très-faibles; 3 altos, 2 violoncelles, 2 contrebasses. Le premier violon, nommé Stern, est un virtuose de talent. Le premier violoncelle (Oswald) mérite la même distinction. Le pasteur archiviste d'Hechingen joue la première contrebasse à la satisfaction des compositeurs les plus exigeants. La première flûte, le premier hautbois et la première clarinette sont excellents; la première flûte a seulement quelquefois de ces velléités d'ornementation que j'ai reprochées à celle de Stuttgardt. Les seconds instruments à vent sont suffisants. Les deux bassons et les deux cors laissent un peu à désirer. Quant aux trompettes, au trombone (il n'y en a qu'un) et au timbalier, ils laissent à désirer, toutes les fois qu'ils jouent, qu'on ne les ait pas priés de se taire. Ils ne savent rien.

      Je vous vois rire, mon cher Girard, et prêt à me demander ce que j'ai pu faire exécuter avec un si petit orchestre? Eh bien! à force de patience et de bonne volonté, en arrangeant et modifiant certaines parties, en faisant cinq répétitions en trois jours, nous avons monté l'ouverture du Roi Lear, la Marche des Pèlerins, le bal de la Symphonie fantastique, et divers autres fragments proportionnés, par leur dimension, au cadre qui leur était destiné. Et tout a marché très bien, avec précision et même avec verve.

      J'avais écrit au crayon sur les parties d'alto les notes essentielles et laissées à découvert des 3e et 4e cors (puisque nous ne pouvions avoir que le 1er et le 2e). Techlisbeck jouait sur le piano la 1re harpe du bal; il avait bien voulu se charger aussi de l'alto solo dans la Marche d'Harold. Le prince d'Hechingen se tenait à côté du timbalier pour lui compter ses pauses et le faire partir à temps; j'avais supprimé dans les parties de trompette les passages que nous avions reconnus inaccessibles aux deux exécutants. Le trombone seul était livré à lui-même; mais, ne donnant prudemment que les sons qui lui étaient très-familiers, comme si bémol, , fa, et évitant avec soin tous les autres, il brillait presque partout par son silence. Il fallait voir dans cette jolie salle de concert, où Son Altesse avait réuni un nombreux auditoire, comme les impressions musicales circulaient vives et rapides! Cependant, vous le devinez sans doute, je n'éprouvais de toutes ces manifestations qu'une joie mêlée d'impatience; et quand le prince est venu me serrer la main, je n'ai pu m'empêcher de lui dire:

      – Ah! monseigneur, je donnerais, je vous jure, deux des années qui me restent à vivre, pour avoir là maintenant mon orchestre du Conservatoire, et le mettre aux prises devant vous avec ces partitions que vous jugez avec tant d'indulgence!

      – Oui, oui, je sais, m'a-t-il répondu, vous avez un orchestre impérial, qui vous dit: Sire! et je ne suis qu'une Altesse; mais j'irai l'entendre à Paris, j'irai, j'irai!

      Puisse-t-il tenir parole! Ses applaudissements, qui me sont restés sur le cœur, me semblent un bien mal acquis.

      Il y eut après le concert souper à la villa Eugenia. La gaîté charmante du prince s'était communiquée à tous ses convives; il voulut me faire connaître une de ses compositions pour ténor, piano et violoncelle; Techlisbeck se mit au piano, l'auteur se chargeait de la partie de chant, et je fus, aux acclamations de l'assemblée, désigné pour chanter la partie de violoncelle. On a beaucoup applaudi le morceau et ri presque autant du timbre singulier de ma chanterelle. Les dames surtout ne revenaient pas de mon la.

      Le surlendemain, après bien des adieux, il fallut retourner à Stuttgardt. La neige fondait sur les grands pins éplorés, le manteau blanc des montagnes se marbrait de taches noires… C'était profondément triste… le ronge-cœur put travailler encore…

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