Название: Rose d'amour
Автор: Alfred Assollant
Издательство: Public Domain
Жанр: Зарубежная классика
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Le lendemain nous partions huit ou dix, ensemble, à pied, pleins de joie comme pour une noce. J’avais pris le bras de Bernard, et nous marchions les premiers à plus d’un quart de lieue en avant. Jamais nous n’avions été si gais. Pensez un peu, madame, si jeunes, si heureux, contents de nous-mêmes, de nos parents, de nos amis, du bon Dieu et de toute la nature, délivrés d’ailleurs de toute inquiétude pour l’avenir, nous étions dans un de ces jours qu’on ne rencontre pas trois fois dans la vie.
Saint-Sulpice est un village de quarante ou cinquante maisons, à deux lieues de chez nous. Derrière chaque maison sont des prés et des chènevières. Au milieu du village est une grande place avec une belle église, consacrée à saint Sulpice, un saint à qui l’on a coupé la tête dans les anciens temps, et dont les reliques font encore des miracles. Tout le village est très beau et bien situé sur le penchant de la montagne. Les prairies sont les meilleures du département, on les fauche trois fois par an, et les bœufs si beaux que j’entends dire qu’on les envoie à Paris, pour être servis sur la table de l’empereur. Vous savez mieux que moi, madame, si l’on m’a dit la vérité.
La plus belle maison du village est un grand cabaret, toujours plein le dimanche, et où les gens de la ville vont quelquefois dîner comme les gens de la campagne. On y trouve toujours des pâtés, du veau rôti, des fruits, du lait, du vin d’Auvergne, de la bière et du cassis : et comme, à cause des chemins qui sont très mauvais dans nos montagnes, il est plus commode d’aller à pied, on a toujours faim et soif en arrivant.
Nous n’étions pas, vous pensez bien, pour faire autrement que les autres, et nous ne tardâmes pas beaucoup à nous mettre à table. On but et l’on mangea comme à la noce ; et de fait, c’était notre noce qu’on célébrait. Après dîner on dansa de toutes ses forces. Nous avions amené un vieux joueur de violon qui nous joua les plus belles bourrées du pays, et nous fit sauter comme des Basques, ou comme des tanches dans la friture. Peu à peu on s’échauffa de telle sorte, que les plus vieux se mirent de la partie et voulurent danser comme les autres.
Le vieux Sans-Souci lui-même ne se fit pas prier : on invita les paysans et les paysannes qui étaient là et qui nous regardaient, à danser avec nous, et bientôt toute la commune, le maire en tête, se mit en branle, et commença à faire un tel vacarme qu’on n’entendait pas le son des cloches qui appelaient les paroissiens à vêpres.
Pour moi, je dansais de mon mieux avec Bernard sans que personne s’occupât de nous, tant le tumulte et les cris de joie empêchaient de rien remarquer.
Quant au père de Bernard, il était d’une gaieté folle ; le vin et la danse avaient réjoui sa vieillesse, il parlait de ses petits-enfants et chantait des chansons à boire. Enfin la nuit vint, et nous retournâmes à la ville.
Comme nous arrivions, nous vîmes une grande flamme s’élever au-dessus du faubourg. C’était la maison de Bernard qui brûlait. Sa mère, restée seule et infirme, avait, sans y penser, mis le feu aux rideaux de son lit. On l’avait sauvée à grand-peine. La rivière était loin, on n’eut pas d’eau pour l’incendie, et la maison fut brûlée tout entière sans qu’on put en retirer une chaise.
« Allons, dit le père Bernard, plus de maison, plus d’hypothèque ; plus d’hypothèque, plus d’argent ; plus d’argent, plus de remplaçant, plus de Bernard. Mes enfants, il faut vous séparer, Bernard partira dans dix jours. Ma pauvre Rose, vos amours sont finies pour l’éternité, à moins que vous n’attendiez ce garçon pendant sept ans ; et sept ans, croyez-moi, c’est beaucoup. »
Bernard ne dit pas un mot : on aurait cru que le tonnerre venait de tomber sur sa tête. Pour moi, je me sauvai dans ma chambre, et je pleurai toute la nuit.
Le vieux Sans-Souci, qui s’inquiétait d’entendre mes sanglots à travers la cloison, se leva au milieu de la nuit et m’embrassa en disant :
« Pauvre Rose ! »
Il était loin de connaître tout mon malheur ! Hélas ! madame, à l’insu de nos parents, nous étions déjà mariés devant Dieu, et, depuis quelques jours, je n’avais plus rien à refuser à Bernard.
IV
Jusque-là, madame, je n’avais jamais eu l’ombre d’un regret ni d’un remords. À partir de cette fatale journée, je n’eus pas un moment de repos intérieur. Je voyais mon bonheur détruit, mon mari perdu, et, ce qui était pire encore, je n’avais même pas la consolation d’une bonne conscience. Ma vie était gâtée, je le voyais, je le sentais, et quoique personne ne le sût, excepté Bernard, je n’osais lever les yeux sur personne ; il me semblait qu’on y aurait lu ce que je voulais me cacher à moi-même. Enfin, je commençai à avoir honte de moi-même. Avoir honte, madame, n’est-ce pas le pire tourment qu’on puisse souffrir en ce monde ?
Cette douleur était d’autant plus vive que Bernard, son père et sa mère étant sans asile à cause de l’incendie de leur maison, furent obligés de venir habiter pendant quelque temps dans celle de mon père, et que je me trouvai tous les jours, matin et soir, en face de Bernard. Moi, si vive autrefois, si gaie, je me sentais triste à tout moment et je ne disais pas trois paroles par jour. Mon père lui-même finit par s’en étonner et par en chercher la cause, car il voyait bien qu’il y avait au fond de ce silence quelque chose de plus que la tristesse de voir partir Bernard. Il me fit plusieurs questions, mais je n’osai répondre, je n’osai surtout lui dire la vérité. Et d’ailleurs, quel remède ?
Ce qui vous étonnera peut-être, c’est que Bernard lui-même paraissait presque aussi confus que moi de la faute que nous avions commise. Soit qu’il commençât d’en craindre les suites, soit qu’il devinât ma tristesse et ma honte et qu’il se reprochât d’en être cause, soit enfin qu’il fût entièrement occupé de l’idée de partir et de me quitter peut-être pour toujours, il reprit avec moi le ton et les manières d’un frère, comme auparavant.
Enfin, il reçut l’ordre de partir et de rejoindre son régiment. Cette nouvelle, que nous attendions tous les jours, fut cependant pour nous comme le coup de la mort. Sa vieille mère poussait des cris déchirants :
« Ah ! malheureuse ! disait-elle, c’est moi qui l’égorge et qui le tue ! C’est moi qui ai brûlé la maison, c’est moi qui envoie mon fils à la mort ! »
Et s’adressant à son mari :
« C’est ta faute aussi vieux fou, vieux propre à rien, qui ne penses tout le long du jour qu’à boire, manger, dormir et te promener ! Tu avais bien besoin d’inventer cette promenade de Saint-Sulpice et ces dîners, et de courir les cabarets, et de vider les bouteilles, et de danser comme un pantin, à ton âge ! Quand on pense qu’il a cinquante-cinq ans, l’âge de Mathusalem, et que monsieur veut encore danser dans les prés avec toutes les filles du canton ! Sans-cœur, va !
– Ma femme, dit le vieux Bernard, je n’ai que cinquante-trois ans.
– Cinquante-trois ou soixante-dix, n’est-ce pas la même chose, vieux sans cervelle, vieux mange-tout !
– Eh ! pauvre mère ! dit Bernard.
– Tais-toi, dit-elle, ce n’est pas à toi de m’apprendre à parler. Je ne suis pas encore folle, n’est-ce pas, ni imbécile, pour recevoir des conseils de mes enfants.
– Allons, voisine…, interrompit mon père.
– Et СКАЧАТЬ