Les Rois. Jules Lemaître
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Название: Les Rois

Автор: Jules Lemaître

Издательство: Bookwire

Жанр: Языкознание

Серия:

isbn: 4064066088392

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СКАЧАТЬ petits mourir de faim; je songe à de plus misérables encore, et je n'ai pas le coeur tranquille… Et, quant à cette hiérarchie sociale dont vous parlez, j'ignore si elle est l'oeuvre de Dieu, mais je sais qu'elle fut, à l'origine, l'oeuvre de la violence des hommes, et cela atténue le respect qu'elle m'inspire… Pour la première fois de ma vie, je vous dis toute ma pensée, mon père. Vous ne m'en voudrez pas?

      —Nous ne parlons pas la même langue, mon fils. Nous pourrions converser longtemps ainsi sans nous comprendre. Cela est singulier. Vous avez été un bon fils, vous avez eu une jeunesse sérieuse, je n'ai jamais eu de reproche à vous faire, et cependant il y a toujours eu entre nous je ne sais quoi qui nous séparait. Ce n'est pas ma faute. Votre éducation a été un de mes grands soucis, et je me suis efforcé de former en vous, soit par les leçons, soit par l'exemple, une âme royale. Vous laissiez faire, vous n'étiez point indocile; mais, chaque jour, je vous sentais vous éloigner de moi…

      Le vieillard se tut. Une larme pointait au coin de ses yeux voilés par l'âge, trop petite pour couler. Il reprit:

      —Hélas! je me suis longtemps demandé si l'épreuve que vous voulez tenter était même permise. Toutefois, tentez-la selon votre conscience, puisqu'aussi bien la nécessité nous presse. Je suis sûr du moins de votre honnêteté et de votre bonne foi, et je suis persuadé que l'exercice même du pouvoir vous défera, à mesure, de vos doutes et de vos chimères. Du fond de la retraite où je vais ensevelir mes derniers jours, je prierai Dieu qu'il vous éclaire et vous fortifie et qu'il vous ait, vous et mon royaume, en sa sainte protection.

      Un attendrissement gagnait Hermann, lui brouillait les yeux, lui faisait tortiller fébrilement sa moustache tombante.

      —Mon cher père, dit-il, je crains que, dans cet entretien, ma parole n'ait plus d'une fois excédé ma pensée. Je suis si troublé, voyez-vous! Vous avez raison: l'action communique la foi, et je compte sur la paix que promet l'Évangile aux hommes de bonne volonté.

      Et, par un mouvement qui démentait quelques-uns de ses précédents propos,

       Hermann fléchit le genou et dit:

      —Mon père, bénissez-moi…

       Table des matières

      Hermann, en rentrant chez lui, était mécontent de lui-même. Quel sentiment l'avait entraîné à dire à son père des choses que celui-ci ne pouvait entendre? Et par quelle faiblesse avait-il renié ensuite, ou peu s'en fallait, ce qu'il venait de confesser?

      —Que je suis peu maître de moi! murmura-t-il avec colère.

      Ses yeux s'arrêtèrent sur un vieux tableau accroché au-dessus de sa table de travail. C'était le portrait d'un de ses ancêtres, Hermann II, qui avait assassiné son frère, dont il se défiait, empoisonné sa première femme afin de pouvoir conclure un mariage plus avantageux pour l'État et noyé dans le sang une révolte de paysans affamés. Il passait pour un grand roi. Les historiens l'excusaient; quelques-uns le glorifiaient: tous ses crimes, ne les avait-il pas commis soit pour sauver la couronne, soit pour assurer l'unité du royaume?

      C'était, d'ailleurs, un chef-d'oeuvre que ce vieux tableau, achevé et embelli par le temps. Du fond, devenu tout noir, ressortait puissamment une tête jaune, toute en nez et en mâchoires, avec des yeux durs, d'une fixité gênante. La main droite émergeait au premier plan, une main terrible, qui serrait le sceptre comme un bâton.

      —Ah! songeait Hermann, si j'avais l'énergie de cette brute pour vouloir le contraire de ce qu'elle a voulu!

      Ce portrait de son farouche homonyme, Hermann le gardait là, sous ses yeux, comme un memento de tout ce qu'il s'était juré d'éviter, de tout ce qui lui faisait le plus d'horreur au monde: orgueil de la domination, brutalité, cruauté et dogmatisme, car l'aïeul meurtrier avait été un roi croyant et, par piété autant que par politique, un zélé protecteur de l'Église.

      Comment lui, le dernier venu de la race, pouvait-il différer à ce point, non seulement par les goûts et par la culture, mais par tout son être intime, de ses violents ancêtres?…

      Sa vie passée lui arrivait, au hasard, par brèves apparitions. D'abord, son enfance sans caresses, soumise de bonne heure à une rude discipline. Comme il avait pleuré, à huit ans, le jour où on lui avait mis l'uniforme d'officier de la garde! Buté dans un entêtement dont il n'eût pu dire les raisons, il résistait en sanglotant, comme s'il eût pressenti que ce premier uniforme, c'était une «prise d'habit», et pour la vie. Il revoyait s'abattre sur lui, ce jour-là, la grande main lourde de son père indigné… Au reste, cet accès de désespoir enfantin avait été sa seule révolte extérieure. Depuis, il s'était, en apparence, soumis à tout; il avait subi silencieusement sa destinée de prince royal.

      Avait-il été aimé de son père et de sa mère? Peut-être. Il ne savait. Il était tenté de croire qu'un seul l'avait aimé vraiment: le premier en date de ses précepteurs, un vieux professeur de l'université de Marbourg, un bonhomme très doux, très timide, qui tremblait comme la feuille quand le roi survenait au milieu des leçons… Mais, enseignés par lui, les faits des Grecs et des Romains devenaient intéressants comme des contes… Hermann se souvenait encore d'avoir pleuré d'enthousiasme sur Harmodius et Aristogiton, sur les Gracques, sur Spartacus et sur la légende de Guillaume Tell. Pourquoi, des leçons du vieux professeur, avait-il retenu, à trente ans de distance, précisément ces histoires-là?… Il se souvenait aussi d'avoir un jour dérobé, dans la bibliothèque du bonhomme, des livres qui décrivaient des pays merveilleux, sans riches ni pauvres, les hommes tous bergers et tous bons, et d'autres livres encore où revenaient souvent les mots de «salaire» et de «capital» et où il n'avait rien compris sinon qu'il y a sur la terre beaucoup de malheureux… Mais ce vieux maître, si doux et si amusant, qui souvent le prenait sur ses genoux pendant les leçons, il était parti un jour, et Hermann ne savait ce qu'il était devenu…

      Puis il se rappelait une émeute à laquelle il avait assisté par une des fenêtres du palais… Des hommes en haillons, très laids… l'un d'eux portant un drapeau noir… Tout à coup, un bruit de fusillade; des hommes qui tombent, la bouche grande ouverte, une femme pleine de sang sur le pavé, et d'autres femmes qui se sauvent en poussant des cris. L'enfant royal se mettait à pleurer (il pleurait donc toujours, cet enfant?), et il demandait: «Pourquoi leur a-t-on fait du mal?» Et son gouverneur l'arrachait de la fenêtre, où le petit s'accrochait pour voir encore ce qui lui faisait si grand'peur…

      Il se revoyait, plus tard, voyageant en Allemagne, suivant assidûment, à Heidelberg, un cours de philosophie. Le professeur, homme illustre, de renommée européenne, qui, dans ses leçons, menait ses idées jusqu'au bout et qui, trouvant dans la métaphysique l'ivresse d'une sorte d'alcali volatil, s'emportait aux audaces les plus intransigeantes de destruction et de reconstruction spéculatives, n'en était pas moins, dans la vie réelle, respectueux des contingences utiles, avide d'honneurs, de décorations et de places, profondément impressionné par les puissances et les «grandeurs de chair»… Mais, à ces exercices de la pensée raisonnante, Hermann, parfaitement sincère, s'était décidément purgé de ce qui pouvait rester en lui d'involontaires préjugés de naissance ou d'éducation. Tandis qu'il défaisait et refaisait le monde dans son cerveau et qu'il s'appliquait à considérer toutes choses au point de vue de l'universel et de l'absolu, il affranchissait vraiment sa personne morale de l'accident qui l'avait fait naître pour le trône, et, non seulement dans ses façons d'être et ses jugements habituels, mais jusque dans le fond de son âme—de même qu'un chrétien le «vieil homme»—il dépouillait le prince…

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