Название: Le morne au diable
Автор: Эжен Сю
Издательство: Public Domain
Жанр: Зарубежная классика
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Il avait été convenu entre le maître tonnelier et le chevalier que ce dernier n’expliquerait jamais par quel moyen il était parvenu à s’introduire à bord.
Un homme moins impudent que notre aventurier se serait timidement tenu à l’écart parmi les matelots, attendant avec assez d’inquiétude le moment où le capitaine Daniel découvrirait cet embarquement frauduleux. Croustillac, au contraire, alla hardiment au but; préférant la table du capitaine à la gamelle des marins, il ne mit pas un moment en doute qu’il dût s’asseoir à cette table, sinon de droit, du moins de fait.
On le voit, son audace l’avait servi.
Tel était l’hôte improvisé sur lequel les convives de la Licorne jetaient des regards curieux.
CHAPITRE II.
LA BARBE-BLEUE
– Allez-vous enfin, monsieur, m’expliquer comment vous vous trouvez ici? s’écria le capitaine de la Licorne, trop impatient de savoir le secret du Gascon pour le faire sortir de table.
Le chevalier de Croustillac se versa un grand verre de vin, se leva et dit à haute voix:
– Je proposerai d’abord à l’illustre compagnie de porter une santé qui nous est chère à tous, celle de notre glorieux monarque, celle de Louis le Grand, le plus adorable des princes.
Dans ces temps de despotisme inquiet, il eût été impolitique, dangereux même pour le capitaine, d’accueillir froidement la proposition du chevalier.
Maître Daniel, et à son exemple les passagers, répondirent donc à son appel. Tous répétèrent en chœur:
– A la santé du roi! à la santé de Louis le Grand!
Un seul convive resta silencieux. C’était le voisin du chevalier. Croustillac le regarda en fronçant le sourcil.
– Mordioux! monsieur, n’êtes-vous donc pas des nôtres, lui dit-il; seriez-vous l’ennemi de notre monarque bien-aimé?
– Point du tout, point du tout, monsieur; j’aime et je vénère ce grand monarque. Mais comment boirais-je? vous avez pris mon verre, répondit timidement le passager.
– Comment! mordioux! c’est pour un si frivole motif que vous vous exposez à passer pour un mauvais Français? s’écria le chevalier en haussant les épaules. Est-ce que nous manquons de verres ici? Laquais… laquais… allons donc, un verre à monsieur! Mon cher ami… à la bonne heure! maintenant debout et redisons tous: A la santé du roi… de notre grand roi!
Le toast porté, on se rassit.
Le chevalier profita de ce mouvement pour faire donner une assiette et un couvert à son voisin. Puis, découvrant un potage placé devant lui, il dit effrontément au père Griffon:
– Mon révérend, vous offrirai-je de ce potage aux pigeonneaux?
– Mais, corbleu! monsieur, s’écria le capitaine, outré des libertés du chevalier, vous vous mettez bien à votre aise.
Celui-ci interrompit maître Daniel et lui dit d’un air grave:
– Capitaine, je sais rendre à chacun ce qui lui est dû: le clergé est le premier ordre de l’État; je me conduis donc en chrétien en servant d’abord le révérend père que voici; je ferai plus, je saisirai cette occasion de rendre hommage, dans sa respectable et sainte personne, aux vertus évangéliques qui distinguent et distingueront toujours notre Eglise.
En disant ces mots, le chevalier servit le père Griffon.
De ce moment il devenait assez difficile au capitaine d’expulser l’aventurier de sa table; il n’avait pu refuser le toast du chevalier, ni l’empêcher de faire les honneurs des mets qui se trouvaient à sa portée. Pourtant il continua son interrogatoire:
– Allons, monsieur, vous êtes bon gentilhomme, soit! vous êtes bon chrétien, vous aimez le roi comme nous l’aimons tous, cela est très bien. Maintenant, dites-moi comment diable il se fait que vous soyez ici à manger mon souper?
– Mon père, s’écria le chevalier, je vous prends à témoin, ainsi que l’honorable compagnie…
– A témoin de quoi, mon fils? dit le père Griffon.
– A témoin de ce que vient de dire le capitaine.
– Comment! Qu’ai-je dit! s’écria maître Daniel.
– Capitaine! vous avez dit, vous avez reconnu, proclamé à la face de la société que j’étais bon gentilhomme!..
– Je l’ai dit, sans doute, mais…
– Que j’étais bon chrétien!
– Oui, mais…
– Que j’aimais le roi!
– Oui, parce que…
– Eh bien! reprit le chevalier, j’en prends de nouveau à témoin l’illustre compagnie… quand on est bon chrétien, quand on est bon gentilhomme, quand on aime bien son roi, que peut-on vous demander de plus? Mon révérend, vous servirai-je de ce hochepot?
– J’en accepterai, mon fils, car mon mal de mer, à moi, c’est l’appétit; une fois embarqué, ma faim redouble.
– Je suis ravi, mon père, de cette conformité d’organisation, car je ne me sens pas d’autre indisposition qu’une faim dévorante…
– Eh bien! mon fils, puisque notre bon capitaine vous met à même de satisfaire cette faim, je vous dirai, pour me servir de vos propres paroles, que c’est justement parce que vous êtes bon gentilhomme, bon chrétien et affectionné à notre bien-aimé souverain, que vous devez aller au-devant de la question que vous fait maître Daniel au sujet de votre séjour extraordinaire à bord de son bâtiment.
– Malheureusement voilà ce qui m’est impossible, mon père.
– Comment, impossible? s’écria le capitaine courroucé.
Le chevalier prit un air de componction solennelle, et répondit en montrant le père Griffon:
– Le révérend père peut seul entendre ma confession et mes aveux: ce secret n’est pas seulement le mien; ce secret est grave, bien grave, ajouta-t-il en levant les yeux au ciel avec contrition.
– Et moi!.. je pourrais vous forcer à parler, s’écria le capitaine, quand je devrais vous faire attacher un boulet à chaque pied et vous mettre à cheval sur une barre de cabestan jusqu’à ce que vous disiez la vérité.
– Capitaine, reprit le chevalier avec un calme imperturbable, je n’ai jamais souffert une menace, un clin d’œil… une moue… un signe… un zest… un rien qui me parût insultant… mais vous êtes roi à votre bord, par cela même je suis dans votre royaume… et je me reconnais pour votre sujet… vous m’avez admis СКАЧАТЬ