La seule pensée d'une rencontre entre M. de Mortagne et M. de Lancry me glaçait d'effroi. Enfin, alors comme depuis, en songeant au cruel sacrifice que j'allais faire aux volontés de Gontran, en songeant à tout ce que j'allais souffrir en présence de mademoiselle de Maran, je me consolais par cette pensée, que ma résignation plairait à mon mari.
Dès lors je compris cette grande, cette terrible vérité, si vraie qu'elle ressemble à un paradoxe:
«Lorsqu'une femme aime passionnément… les ordres les plus injustes… les traitements les plus barbares, loin de diminuer son amour… l'exaltent davantage encore; elle baise pieusement la main qui la frappe, ainsi que les martyrs, dans leur ravissement douloureux, remercient le Seigneur des tortures qu'il leur impose…»
On vint me demander de la part de M. de Lancry si je pouvais le recevoir avec M. Lugarto. Je lui fis répondre de passer chez moi.
Quelques instants après, Gontran et son ami entrèrent.
Le portrait que mon mari m'avait fait de ce dernier me parut frappant.
M. Lugarto était d'une taille grêle, et mis avec plus de recherche que de goût. On retrouvait dans ses traits, quoique agréables, le type primitif de sa race: un teint pâle et jaune, un nez écrasé, des yeux d'un bleu vitreux et des cheveux bruns.
Sa physionomie maladive avait une expression de suffisance, d'astuce et de méchanceté, qui me repoussa tout d'abord.
Ma chère amie, permettez-moi de vous présenter M. Lugarto, le meilleur de mes amis.
Je m'inclinai sans pouvoir trouver une parole.
– Lancry m'avait bien dit que vous étiez charmante, mais je vois que ses éloges sont encore au-dessous de la réalité, – me dit M. Lugarto avec une sorte d'aisance protectrice et familière.
Je ne répondis rien.
Gontran me fit un signe d'impatience, et se hâta de dire en souriant à son ami:
– Moi qui n'ai pas la modestie de madame de Lancry, moi qui jouis de ses succès comme s'ils étaient les miens, je vous avoue, mon cher Lugarto, que je suis très-sensible à votre suffrage.
– Et vous avez raison, mon cher; vous le savez, je ne m'enthousiasme pas facilement. Or, si je vous jure que je n'ai rien vu de plus séduisant que madame… c'est que cela est. Mais je vous dirai avec la même franchise qu'il est très-dangereux pour vos amis de voir un trésor pareil…
– Ah! mon cher Lugarto, prenez garde, voici que vous tombez dans l'exagération; vous aviez si bien commencé! – dit Gontran, embarrassé de mon silence.
J'étais au supplice; pourtant, faisant un effort sur moi-même, je dis à M. Lugarto d'un air glacial:
– Vous arrivez de Londres, monsieur?
– Oui, madame; j'étais allé assister aux courses de printemps.
– Vous voyez, ma chère amie, un des vainqueurs habituels d'Epsom et du Darby. Les chevaux de course de Lugarto sont célèbres en Angleterre, – se hâta de dire Gontran pour engager la conversation. – Est-ce que vous n'en ferez pas venir quelques-uns pour les courses du bois de Boulogne et du Champ-de-Mars?
– Bah!.. vos chevaux français ne valent pas la peine qu'on se dérange pour les battre; et puis vous ne pouvez pas tenir de paris assez forts, – dit dédaigneusement M. Lugarto. – S'adressant à moi: – Il y a après-demain une matinée dansante à l'ambassade d'Angleterre; allez-y donc, tout Paris sera là… Ce sera charmant… si vous y êtes surtout.
– J'ignore, monsieur, si M. de Lancry a l'intention d'aller chez madame l'ambassadrice d'Angleterre.
– Ah çà! mon cher, vous êtes donc un tyran… que votre femme attend vos ordres pour savoir où elle doit aller? – Et se retournant vers moi, M. Lugarto ajouta: – Tenez, croyez-moi, en fait de plaisirs, agissez toujours à votre tête; mettez tout de suite ce cher Lancry dans la bonne voie. Il n'y a rien de plus désagréable que ces diables de maris, une fois qu'on leur laisse prendre de mauvaises habitudes.
Je regardai Gontran, et je répondis à ces impertinentes vulgarités, dites avec l'assurance la plus ridicule, par ces seuls mots:
– Le Musée est-il déjà ouvert, monsieur? – afin de faire bien sentir à M. Lugarto, par ce brusque changement de conversation, que je trouvais ses plaisanteries de mauvais goût.
M. Lugarto, sans doute habitué à un autre accueil, parut piqué; il dit à Gontran:
– Ah çà! mon cher, nous jouons aux propos interrompus avec madame de Lancry; je lui parle de la tyrannie des maris, elle me répond par une question sur le Musée.
– C'est qu'en effet, mon cher Lugarto, vous êtes très-embarrassant, votre conversation éblouit d'abord un peu; vous êtes né un siècle trop tard, il fallait venir sous la régence; et encore, ma chère amie, – me dit Gontran, – il ne faut pas juger Lugarto sur ses folles paroles, il vaut beaucoup mieux qu'elles, mais il est convenu qu'on lui passe tout… on l'a tant gâté… Allons, je me charge de faire votre paix avec madame de Lancry.
– Je serais fâché de vous avoir déplu par une mauvaise plaisanterie, reprit M. Lugarto avec un sourire contraint, sans me dire madame; sorte de familiarité qui lui semblait habituelle, et qui me paraissait de la dernière inconvenance.
Je fus sur le point de lui répondre quelque chose de très-dur, mais je me contins, et je répondis: – Il m'a seulement paru, monsieur, que vous vous hâtiez un peu de me confondre dans l'intimité qui vous lie à M de Lancry.
– C'est que, voyez-vous, on a hâte de jouir des avantages qu'on désire vivement, et j'espère que vous m'excuserez en faveur de ce motif, – me dit M. Lugarto en souriant d'une manière convulsive; puis il me jeta un regard morne, froid, qui me fit presque peur.
Mon instinct me dit qu'en quelques minutes je venais de me faire un ennemi.
Mon mari semblait vivement contrarié. Voulant relever une seconde fois la conversation, que je laissais tomber à dessein afin de rompre le plus tôt possible un entretien qui m'était insupportable, Gontran dit à M. Lugarto, dont l'impertinente assurance n'était en rien troublée:
– Avez-vous vu la serre chaude sur laquelle s'ouvre l'appartement de madame de Lancry? Vous qui êtes grand amateur de fleurs, il faut que vous nous donniez des conseils. Voulez-vous venir, Mathilde?
J'allais refuser, j'obéis à un geste impérieux de Gontran; je l'accompagnai dans le parloir qui communiquait à cette serre chaude.
– C'est horriblement mal établi! – s'écria M. Lugarto après l'avoir examinée. – Votre architecte n'y entend rien. C'est bâti au-dessus d'une voûte; le froid passant en dessous, vous n'aurez jamais là… une température convenable. Mais voilà bien les Français… ils veulent singer l'opulence, et ils sont réduits à un luxe économique!
Le rouge monta au front de M. de Lancry, mais il fit un effort sur lui-même, et répondit:
– Vous êtes bien sévère pour M. de Rochegune, l'ancien propriétaire de cette maison, mon cher Lugarto! car nous avons trouvé cette serre toute СКАЧАТЬ