– Je vous écoute, mon ami; tout à l'heure je vous ferai mes observations.
– Nous habiterons l'hôtel Rochegune pendant l'hiver; ensuite nous ferons un voyage aux eaux ou en Italie, afin de revenir dans votre terre de Maran vers le mois de septembre pour la chasse; nous y resterons jusqu'au mois de décembre, époque de notre retour à Paris. Vous aurez, si vous le voulez, un soir par semaine pour recevoir; nous donnerons à dîner le même jour. Vous choisirez vos jours de loge, l'un à l'Opéra, l'autre aux Bouffes. Enfin, si vous trouvez que mille francs par mois vous suffisent pour votre toilette, nous fixerons cette somme.
– Mon ami…
– Encore un mot, ma chère Mathilde, et je me tais, – dit Gontran en souriant: – Vous voyez que notre état de maison est fort simple; dans notre position, nous ne pouvons avoir moins; ne m'en voulez pas si maintenant j'arrive à de grands vilains chiffres. Votre fortune s'élève à cent trente mille francs de rente environ; avec ce qui me reste de la mienne, nous pouvons donc compter à peu près sur un revenu de cent soixante mille francs; mais en défalquant l'acquisition de l'hôtel Rochegune, les non-valeurs et les économies que nous devons rigoureusement tenir en réserve pour les cas imprévus, nous ne devons calculer à peu près que sur cent mille francs par an. Eh bien! ma chère Mathilde, il ne nous faut ni plus ni moins que cela pour tenir notre maison sur le pied que je vous ai dit. Vous le voyez, nous n'avons que ce que l'on pourrait appeler le nécessaire du luxe, sans aucun superflu, car toutes les dépenses que je vous ai énumérées sont absolument indispensables.
– Ce que vous ferez sera toujours parfaitement fait, mon ami, quoiqu'il me semble qu'on puisse vivre très-heureux sans un si grand entourage de nécessaire, comme vous dites; mais ce qui vous plaît est bien; je ne veux voir que par vos yeux, ne penser que par votre pensée. Seulement, dussé-je pour cela retrancher sur ce que vous m'accordez, je veux… vous entendez, je veux absolument mon chalet de Chantilly; c'est pour moi le plus indispensable, le plus nécessaire, la moins superficielle de toutes les dépenses; ce sera mon luxe de cœur. Nous irons de temps en temps y faire un joli pèlerinage, avec ma pauvre Blondeau pour toute suite.
– Allons, allons, soyez tranquille, nous reparlerons de cela, jolie petite opiniâtre, – me dit Gontran avec gaieté. – Ah! j'oubliais; il faudra envoyer notre architecte à votre château de Maran. Depuis vingt ans il n'a été habité que par votre régisseur; il doit être en ruines.
– Sans doute… et puis un château, c'est si grand!.. Tenez, mon ami… Grondez-moi; mais votre chalet m'a gâtée… Ah! que le printemps de Paris va me sembler pesant et ennuyeux auprès de notre beau printemps de la forêt!.. Voyez comme je suis rancunière, je ne puis vraiment pardonner à votre ami le sacrifice que vous lui faites.
– A propos de Lugarto, me dit Gontran, – il faudra excuser chez lui certaines façons un peu cavalières, qui ne sont peut-être pas de la plus exquise compagnie… Il a toujours été si gâté!
– Que voulez-vous dire?
– Mais tenez, Mathilde, je ne puis mieux faire que de vous tracer à peu près le portrait de Lugarto; au moins vous le connaîtrez lorsque je vous présenterai. Lugarto a vingt-deux ou vingt-trois ans à peine: il est d'origine brésilienne. Son père, fils d'un esclave sang mêlé, avait été affranchi dès son enfance. Ce père, d'abord intendant d'un grand seigneur portugais, géra si bien ou si mal la fortune de son maître, qu'il le ruina complétement, et qu'il acquit une grande partie de ses biens. Telle fut l'origine d'une fortune d'abord considérable, puis enfin colossale; car des entreprises et des concessions de mines dans l'Amérique du Sud augmentèrent tellement ses biens, qu'à sa mort M. Lugarto laissa à son fils plus de soixante millions.
M. Lugarto père avait vécu aux colonies avec le faste et la dépravation d'un satrape. Profondément corrompu, affichant un cynisme révoltant, aussi lâche que méchant, il avait, dit-on, dans un accès de colère féroce, tellement maltraité sa femme, qu'elle était morte des suites de ces violences.
– Mais c'était un monstre qu'un pareil homme! – m'écriai-je. Quel triste et cruel héritage qu'une telle mémoire!.. Son fils doit être bien à plaindre, malgré ses millions!
– D'autant plus à plaindre, – dit Gontran en souriant avec amertume, – que son père lui a donné les plus hideux exemples. Laissé à quinze ans maître d'une fortune de roi, Lugarto a grandi au milieu des excès et des adulations de toutes sortes. A vingt ans, il éprouvait déjà les dégoûts et la satiété de la vieillesse, grâce à l'abus de tout ce qui se procure avec l'or. D'une nature frêle, délicate, étiolée avant son développement, il n'a de jeune que son âge; sa figure même, malgré des traits agréables, a quelque chose de morbide, de flétri, de convulsif, qui révèle de précoces infirmités.
J'écoutais Gontran avec étonnement; en me traçant le portrait de M. Lugarto, sa voix avait un accent d'ironie mordante; il semblait se complaire dans la triste peinture du caractère de cet homme.
Un moment je fus sur le point de faire cette observation à Gontran, puis je ne sais quel scrupule me retint; il continua:
– Au moral, Lugarto est un homme profondément dépravé, sans foi, sans courage, sans bonté, habitué à mépriser souverainement les hommes, car presque tous ont bassement flatté sa fortune. Tour à tour d'une prodigalité folle et d'une avarice sordide, ses dépenses n'ont qu'un mobile, l'orgueil; qu'un but, l'ostentation. Le procureur le plus retors ne sait pas mieux les affaires que lui; seul, il gère son immense fortune avec une sagacité, avec une habileté incroyables, et il s'enrichit encore chaque jour par les spéculations les moins honorables. Portrait fidèle de son père, l'ignoble rapacité de l'esclave lutte encore chez lui contre la ridicule vanité de l'affranchi; tout prouve cette double nature: son luxe sévèrement réglé, son faste retentissant, mais parcimonieux; tout, jusqu'à ses bruyantes aumônes faites insoucieusement et sans l'intelligence du malheur qu'il secourt, mais qu'il ne plaint pas… Deux plaies incurables empoisonnent pourtant l'opulence impériale de Lugarto: la bassesse de son extraction et la conscience du peu qu'il vaut personnellement. Aussi, par un compromis qui ne trompe que lui, il est affublé au titre de comte, et s'est fait fabriquer je ne sais quelles ridicules armoiries. Exalté par l'adulation et par l'orgueil, l'adulation et l'orgueil torturent; il le sait: c'est à sa fortune qu'on accorde les prévenances dont on l'entoure; pauvre demain, il serait complétement méprisé; alors, parfois sa rage contre le sort n'a pas de bornes; mais, comme son père, Lugarto est aussi lâche que méchant, et il se venge de tant de prospérités injustement accumulées sur lui, en maltraitant avec la plus cruelle dureté ceux que leur dépendance oblige à supporter ses violences; des femmes… des femmes même n'ont pas été à l'abri de ses brutalités… Eh bien! malgré cela, malgré tant de vices odieux, le monde n'a toujours eu pour lui que des sourires; les plus hardis lui ont témoigné de l'indifférence.
Ne pouvant me contenir plus longtemps, je m'écriai:
– Eh! comment osez-vous appeler un tel homme votre ami? comment avez-vous pu lui sacrifier nos plus chers désirs?.. En vérité, Gontran, je ne vous comprends pas.
M. de Lancry, sans doute rappelé à lui par ces mots, me regarda d'un air interdit.
– Que dites-vous, Mathilde?
– Je vous demande comment vous pouvez appeler M. Lugarto votre ami… Mais jamais je ne consentirai à voir un homme aussi pervers, aussi odieux… Et encore une fois, c'est pour lui que vous quittez si tôt cette retraite où nous vivions si heureux?.. СКАЧАТЬ