Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Vol. 6. Aubenas Joseph-Adolphe
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СКАЧАТЬ et tout Paris, et tout le peuple étoit dans le trouble et dans l'émotion; chacun parloit et s'attroupoit pour regretter ce héros. Je vous envoie une très-bonne relation de ce qu'il a fait quelques jours avant sa mort. C'est après trois mois d'une conduite toute miraculeuse, et que les gens du métier ne se lassent point d'admirer, qu'arrive le dernier jour de sa gloire et de sa vie. Il avoit le plaisir de voir décamper l'armée des ennemis devant lui; et le 27, qui étoit samedi, il alla sur une petite hauteur, pour observer leur marche: son dessein étoit de donner sur l'arrière-garde, et il mandoit au roi, à midi, que, dans cette pensée, il avoit envoyé dire à Brissac qu'on fît les prières de quarante heures. Il mande la mort du jeune d'Hocquincourt, et qu'il enverra un courrier pour apprendre au roi la suite de cette entreprise: il cachette sa lettre et l'envoie à deux heures. Il va sur cette petite colline avec huit ou dix personnes: on tire de loin à l'aventure un malheureux coup de canon, qui le coupe par le milieu du corps, et vous pouvez penser les cris et les pleurs de cette armée: le courrier part à l'instant, il arriva lundi, comme je vous ai dit; de sorte qu'à une heure l'une de l'autre, le roi eut une lettre de M. de Turenne, et la nouvelle de sa mort. Il est arrivé depuis un gentilhomme de M. de Turenne, qui dit que les armées sont assez près l'une de l'autre; que M. de Lorges commande à la place de son oncle, et que rien ne peut être comparable à la violente affliction de toute cette armée. Le roi a ordonné en même temps à M. le Duc d'y courir en poste, en attendant M. le Prince, qui doit y aller14; mais comme sa santé est assez mauvaise, et que le chemin est long, tout est à craindre dans cet entre-temps: c'est une cruelle chose que cette fatigue pour M. le Prince; Dieu veuille qu'il en revienne… Nous avons passé tout l'hiver à entendre conter les divines perfections de ce héros15: jamais un homme n'a été si près d'être parfait; et plus on le connoissoit, plus on l'aimoit, et plus on le regrette. Adieu, monsieur et madame, je vous embrasse mille fois. Je vous plains de n'avoir personne à qui parler de cette grande nouvelle; il est naturel de communiquer tout ce qu'on pense là-dessus16

      Le surlendemain, vendredi, autre lettre à madame de Grignan, presque entièrement remplie de la grande nouvelle.

      «Je pense toujours, ma fille, à l'étonnement et à la douleur que vous aurez de la mort de M. de Turenne. Le cardinal de Bouillon17 est inconsolable: il apprit cette nouvelle par un gentilhomme de M. de Louvigny, qui voulut être le premier à lui faire son compliment; il arrêta son carrosse, comme il revenoit de Pontoise à Versailles: le cardinal ne comprit rien à ce discours; comme le gentilhomme s'aperçut de son ignorance, il s'enfuit; le cardinal fit courre après, et sut ainsi cette terrible mort; il s'évanouit; on le ramena à Pontoise, où il a été deux jours sans manger, dans les pleurs et dans des cris continuels. Je viens de lui écrire un billet qui m'a paru bon: je lui dis par avance votre affliction, et par l'intérêt que vous prenez à ce qui le touche, et par l'admiration que vous aviez pour le héros… On paroît fort touché dans Paris de cette grande mort. Nous attendons avec transissement le courrier d'Allemagne; Montécuculli, qui s'en alloit, sera bien revenu sur ses pas, et prétendra bien profiter de cette conjoncture. On dit que les soldats faisoient des cris qui s'entendoient de deux lieues; nulle considération ne les pouvoit retenir; ils crioient qu'on les menât au combat; qu'ils vouloient venger la mort de leur père, de leur général, de leur protecteur, de leur défenseur; qu'avec lui ils ne craignoient rien, mais qu'ils vengeroient bien sa mort; qu'on les laissât faire, qu'ils étoient furieux, et qu'on les menât au combat. Ceci est d'un gentilhomme qui étoit à M. de Turenne, et qui est venu parler au roi; il a toujours été baigné de larmes en racontant ce que je vous dis et les détails de la mort de son maître. M. de Turenne reçut le coup au travers du corps; vous pouvez penser s'il tomba de cheval et s'il mourut! Cependant le reste des esprits fit qu'il se traîna la longueur d'un pas, et que même il serra la main par convulsion; et puis on jeta un manteau sur son corps. Ce Boisguyot, c'est ce gentilhomme, ne le quitta point qu'on ne l'eût porté sans bruit dans la plus prochaine maison. M. de Lorges étoit à près d'une demi-lieue de là; jugez de son désespoir; c'est lui qui perd tout, et qui demeure chargé de l'armée et de tous les événements jusqu'à l'arrivée de M. le Prince, qui a vingt-deux jours de marche. Pour moi, je pense mille fois le jour au chevalier de Grignan, et je ne m'imagine pas qu'il puisse soutenir cette perte sans perdre la raison: tous ceux qu'aimoit M. de Turenne sont fort à plaindre… Je reviens à M. de Turenne, qui, en disant adieu à M. le cardinal de Retz, lui dit: «Monsieur, je ne suis point un diseur; mais je vous prie de croire sérieusement que, sans ces affaires-ci, où peut-être on a besoin de moi, je me retirerois comme vous; et je vous donne ma parole que, si j'en reviens, je ne mourrai pas sur le coffre, et je mettrai, à votre exemple, quelque temps entre la vie et la mort.» Je tiens cela de d'Hacqueville, qui ne l'a dit que depuis deux jours. Notre cardinal18 sera sensiblement touché de cette perte. Il me semble, ma fille, que vous ne vous lassez point d'en entendre parler: nous sommes convenus qu'il y a des choses dont on ne peut trop savoir de détails. J'embrasse M. de Grignan: je vous souhaiterois quelqu'un à tous deux avec qui vous pussiez parler de M. de Turenne19

      7 août, à la même: «… J'ai retourné depuis à Versailles avec madame de Verneuil pour faire ce qui s'appelle sa cour. M. de Condom n'est point encore consolé de M. de Turenne. Le cardinal de Bouillon n'est pas connoissable; il jeta les yeux sur moi, et, craignant de pleurer, il se détourna: j'en fis autant de mon côté, car je me sentis fort attendrie.» Amenant une description de la cour et du triomphe de la favorite, un instant ébranlée, qui forme un amer contraste avec l'affliction publique: «Toutes les dames de la reine, ajoute-t-elle, sont précisément celles qui font la compagnie de madame de Montespan: on y joue tour à tour, on y mange; il y a des concerts tous les soirs; rien n'est caché, rien n'est secret; les promenades en triomphe: cet air déplairoit encore plus à une femme qui seroit un peu jalouse; mais tout le monde est content… Il y a une grande femme20 qui pourroit bien vous en mander si elle vouloit, et vous dire à quel point la perte du héros a été promptement oubliée dans cette maison21; ç'a été une chose scandaleuse. Savez-vous bien qu'il nous faudroit quelque manière de chiffre22?» Un chiffre eût été nécessaire, en effet, pour aborder ce triste sujet des courts regrets accordés à la perte de Turenne par les courtisans, qui savaient trop que le roi ne l'aimait guère et que Louvois le haïssait.

      Bussy-Rabutin, toujours exilé en Bourgogne, était de ceux qui furent vite consolés, plutôt par l'effet de ses sentiments propres que pour se conformer à l'attitude du maître, qui peut-être, dans sa politique, n'avait que le dessein de relever les cœurs, en opposant, le premier moment de stupeur passé, la sérénité à l'affliction populaire et une froide assurance au découragement chaque jour croissant.

      A l'affût, l'un et l'autre, de tous les grands événements, pour s'en dire leur façon de penser, Bussy et sa cousine ne pouvaient laisser passer celui-ci sans échanger leurs réflexions. C'est madame de Sévigné qui commence en une tirade vraiment éloquente, digne de figurer dans l'oraison funèbre du héros: «Vous êtes un très-bon almanach: vous avez prévu en homme du métier tout ce qui est arrivé du côté de l'Allemagne; mais vous n'avez pas vu la mort de M. de Turenne, ni ce coup de canon tiré au hasard, qui le prend seul entre dix ou douze. Pour moi, qui vois en tout la Providence, je vois ce canon chargé de toute éternité; je vois que tout y conduit M. de Turenne, et je n'y trouve rien de funeste pour lui, en supposant sa conscience en bon état. Que lui faut-il? il meurt au milieu de sa gloire. Sa réputation ne pouvoit plus augmenter; il jouissoit même, en ce moment, du plaisir de voir retirer les ennemis, et voyoit le fruit de sa conduite depuis trois mois. Quelquefois, à force de vivre, l'étoile pâlit. Il est plus sûr de couper dans le vif, principalement pour les héros, dont toutes les actions sont si observées. Si le comte d'Harcourt fût mort après la prise des îles Sainte-Marguerite ou le secours de Casal, et le maréchal du Plessis-Praslin après la bataille de СКАЧАТЬ



<p>14</p>

Le prince de Condé et son fils.

<p>15</p>

Turenne: on pourrait confondre.

<p>16</p>

SÉVIGNÉ, Lettres, t. III, p. 347.

<p>17</p>

Neveu de Turenne.

<p>18</p>

Le cardinal de Retz.

<p>19</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (2 août 1675), t. III, p. 352 et 354.

<p>20</p>

Madame d'Heudicourt (mademoiselle de Pons).

<p>21</p>

Versailles.

<p>22</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (7 août 1675), t. III, p. 361 et 363.