Название: Histoire des salons de Paris. Tome 6
Автор: Abrantès Laure Junot duchesse d'
Издательство: Public Domain
Жанр: Зарубежная классика
isbn: http://www.gutenberg.org/ebooks/44676
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«Les lois organiques de la République sont à faire, dit-il dans un discours qu'il fit au Directoire… L'ère des gouvernements représentatifs commence, etc.» Ces phrases étaient courtes et en même temps significatives.
Madame de Staël, qui voulait à tout prix en être remarquée, s'approcha de lui et lui fit cette question qui depuis a tant couru, que les enfants la savent par cœur, ainsi que la réponse42. Et pourtant la chose n'est pas vraie. Bonaparte n'avait aucune raison pour parler brutalement à une femme qu'il savait être amie de monsieur de Talleyrand. Madame de Staël s'approcha de lui au moment où il donnait le bras à l'ambassadeur turc. Elle le connaissait déjà d'ailleurs, et n'avait pas besoin, comme on le voit dans une foule de biographies, d'entrer en matière par une question aussi bête que celle qu'on lui prête. J'étais avec ma mère, à deux pas de madame de Staël, au moment où elle aborda Bonaparte. Elle lui parla longtemps, et il lui répondit toujours poliment, mais avec un laconisme singulièrement affecté. Je crois qu'il craignait les remarques. Madame de Staël, extrêmement vive et passionnée, demandait vingt choses à la fois et ne pouvait comprendre une conversation faite ainsi.
J'ai laissé passer une particularité relative au discours de Barras à Bonaparte.
On fit courir le bruit dans le monde que ce n'était pas Barras qui avait fait son discours; les uns l'attribuaient à M. de Talleyrand, les autres à madame de Staël… et personne à Barras… La raison qui le faisait penser, c'est que ce discours était une sorte de manifestation publiquement faite aux yeux de l'Europe, et qu'on y devait trouver de la modération et un appel à la paix intérieure, en annonçant la paix au dehors. Ce fut tout le contraire. Le discours, s'il eût été fait par un ennemi du Directoire, ne lui aurait pas été plus funeste. Bonaparte, en l'écoutant, laissa échapper un de ces rares sourires qui annonçaient tant de choses cachées. Quoi qu'il en soit, l'opinion se prononça et déclara que le discours de Barras était de M. de Talleyrand ou de madame de Staël. Je sais quelqu'un qui le dit en plaisantant à M. de Talleyrand, chez lui-même; et celui-ci se mit à sourire sans lui répondre. M. de Lauraguais, qui était dans le salon du ministre, tout enfoncé dans sa cravate d'incroyable, malgré ses cinquante ans, dit alors du fond de son paquet de mousseline:
– Eh! mais vraiment! est-ce donc que le directeur n'est pas de force à faire un discours?
– Non, répondit sans hésiter celui qui avait porté la parole.
– Comment, NON! s'écria M. de Lauraguais.
– Non, répliqua plus vivement celui qu'il paraissait vouloir intimider; il peut très-bien manier le sabre, je n'y touche jamais, et ne prononce pas sur cette matière; mais pour la plume, c'est une autre affaire, il n'y entend rien; et… vous le savez bien vous-même… Vous savez que votre cousin Barras, comme vous l'appelez, n'a pas le talent d'écrire deux lignes qui soient lisibles.
– Je ne sais pas cela du tout! s'écria M. de Lauraguais… Quelle sotte pensée allez-vous me prêter-là!
Il faut savoir que M. de Lauraguais était fort poltron, et que la terreur n'était pas encore passée pour lui. Or donc, il tremblait au mot POUVOIR, et le saluait très-bas.
– Est-ce donc vous, alors, qui avez fait le discours du directeur? lui demanda celui qui le tourmentait à plaisir.
– Pas du tout, encore moins que mon ami Talleyrand.
– Eh bien! je déclare que ce n'est certes pas Barras qui a fait à lui seul cette phrase:
Le général Bonaparte a secoué le joug des parallèles!
M. de Talleyrand sourit et dit:
– Elle est bien, au fait, cette phrase!
Celui qui avait fait la question sourit aussi, se leva et partit. Il n'avait plus besoin d'autre certitude. M. de Talleyrand était l'auteur du discours.
M. de Talleyrand n'était pas demeuré oisif pendant les semaines qui avaient suivi l'arrivée de Bonaparte à Paris. Son regard fixe et subtil avait su connaître la haine du Directoire pour le vainqueur de l'Italie. Il vit le danger. L'envie marchait déjà à côté de l'admiration…
Un jour, à la suite d'un dîner qu'il avait donné, et dans lequel s'étaient trouvées plusieurs personnes dévouées au général Bonaparte, et le général lui-même, il le retint après le départ des autres convives, et l'emmenant dans son cabinet, il lui parla confidentiellement d'un projet qui depuis longtemps occupait Bonaparte.
– Il faut que vous partiez, lui dit-il.
– Je ne veux pas faire cette expédition d'Angleterre, dans laquelle ils espèrent que je me perdrai.
– Ne partez pas pour l'Angleterre, mais pour l'Orient.
Pour l'Orient!
Pour l'Orient.
Mais comment en êtes-vous venu à pouvoir remplir le vœu de mon ambition, le rêve de ma vie?..
Je le connaissais avant de vous avoir vu; je savais qu'il existait un ancien projet présenté aux Affaires étrangères depuis longtemps; je l'ai trouvé, et le voici.
C'est vrai!..
Mais savez-vous la singulière particularité qui s'attache à ce projet?
Quelle est-elle?
C'est que ce fameux projet vient de Leibnitz43!
Leibnitz?.. le fameux Leibnitz?
Lui-même.
Mais comment cela se peut-il?
M. de Talleyrand expliqua alors à Bonaparte comment Leibnitz avait donné ce projet aux Affaires étrangères. Il paraît que ce fut à l'époque où Leibnitz habita Paris, et fut en grande relation avec Bossuet pour la réunion des deux Églises. Ce n'est qu'alors, je pense, que ce projet aura été donné par lui aux Affaires étrangères.
– Eh bien, dit M. de Talleyrand à Bonaparte, que dites-vous de mon projet?
– Oh! s'écria Bonaparte, vous avez réalisé le vœu le plus cher de ma vie!
Et voilà comment l'expédition d'Égypte eut lieu. Le Directoire, qui voulait à tout prix éloigner Bonaparte, a-t-il indiqué ce plan? M. de Talleyrand l'a-t-il trouvé tout seul? l'a-t-il donné à Bonaparte pour le servir ou pour le perdre? voilà qui n'est pas connu et ne le sera jamais. En serait-il de ceci comme des contes de chevalerie où l'on donne à un chevalier une expédition périlleuse dont il se tire à sa gloire, et qui même ne fait que l'augmenter quand il y devait mourir?.. Est-ce cela?.. Je le répète, on ne saura jamais la vérité44.
Quoi qu'il en soit, Bonaparte partit pour l'Orient, laissant M. de Talleyrand en tiédeur assez prononcée avec le Directoire. Son salon, rendez-vous général, comme celui de СКАЧАТЬ
42
Je crois que, plus tard, Bonaparte fit cette réponse à madame de Staël, mais ce ne fut pas ce jour-là.
43
Leibnitz avait un penchant pour la France; étant encore jeune, il vint à Paris pour y étudier vraiment les sciences, disait-il. C'est qu'il était un véritable émule de Descartes et de Pascal. Cet esprit actif et remuant qui, à vingt ans, s'était fait Rose-Croix pour apprendre la science universelle, ne croyait jamais assez savoir. Législateur non-seulement d'un peuple, mais de l'univers, par la pensée, Leibnitz est un de ces hommes qui ne sont d'aucun pays, et appartiennent à l'univers. Lorsqu'on connaît le caractère de Leibnitz, il est des choses qui prêtent un côté bien plaisant à une partie de sa vie. Il était toujours plongé dans les études les plus abstraites; Oldenbourg, géomètre anglais, était en rapports intimes avec lui. À seize ans, il écrivit un petit traité
Il paraît, au reste, que M. Gregory, Écossais, avait trouvé cette série du cercle quelque temps auparavant.
44
Au moment où je parle, il me revient en souvenir tout ce que M. d'Abrantès m'a conté de cette époque. La confiance de l'empereur était toujours la plus entière en lui, et il croyait que M. de Talleyrand la méritait et avait été, en effet, du parti du général Bonaparte contre le Directoire. Quoi que M. de Talleyrand ait pu faire contre l'empereur depuis, je suis juste quand il faut l'être.