Название: Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï
Автор: León Tolstoi
Издательство: Bookwire
Жанр: Языкознание
isbn: 4064066446673
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— Où est donc le quartier général?
— Nous couchons à Znaïm.
— Quant à moi, dit Nesvitsky, j’ai chargé sur deux chevaux tout ce dont j’ai besoin et l’on m’a fait d’excellents bâts qui résisteraient même aux chemins des montagnes de la Bohême!… Ça va mal, mon cher… Eh bien, es-tu malade?… il me semble que tu frissonnes?
— Je n’ai rien,» répondit le prince André.
Et il se rappela au même instant sa rencontre avec la femme du médecin et l’officier du train.
«Que fait ici le général en chef?
— Je n’y comprends rien, répondit Nesvitsky.
— Et moi, je ne comprends qu’une chose: c’est que tout ça est déplorable,» dit le prince André.
Et il se rendit chez Koutouzow; il remarqua, en passant, sa voiture et les chevaux de sa suite harassés, éreintés, entourés de cosaques et de gens de service, qui causaient à haute voix entre eux. Koutouzow lui-même était dans la chaumière avec Bagration et Weirother (c’était le nom du général autrichien qui remplaçait le défunt Schmidt). Dans le vestibule, le petit Koslovsky, la figure fatiguée par les veilles, assis sur ses talons, dictait des ordres à un secrétaire, qui les griffonnait à la hâte sur un tonneau renversé. Koslovsky jeta un coup d’œil à l’arrivant, sans se donner le temps de le saluer:
«À la ligne… as-tu écrit?… Le régiment des grenadiers de Kiew, le régiment de…
— Impossible de vous suivre, Votre Haute Noblesse,» répliqua le secrétaire d’un ton de mauvaise humeur.
Au même moment, on entendait à travers la porte la voix animée et mécontente du général en chef, à laquelle répondait une autre voix complètement inconnue. Le bruit de cette conversation, l’inattention de Koslovsky, le manque de respect de l’écrivain à bout de forces, cette étrange installation autour d’un tonneau dans le voisinage du commandant en chef, les rires bruyants des cosaques sous les fenêtres, tous ces détails firent pressentir au prince André qu’il avait dû se passer quelque chose de grave et de malheureux.
Il adressa aussitôt une kyrielle de questions à l’aide de camp.
«À l’instant, mon prince, répondit celui-ci. Bagration est chargé de la disposition des troupes.
— Et la capitulation?
— Il n’y en a pas, on se prépare à une bataille.»
Au moment où le prince André se dirigeait vers la porte de la pièce voisine, Koutouzow, avec son nez aquilin, et sa figure rebondie, parut sur le seuil. Le prince André se trouvait juste en face de lui, mais le général en chef le regardait sans le reconnaître; à l’expression vague de son œil unique on voyait que les soucis et les préoccupations l’absorbaient au point de l’isoler du monde extérieur.
«Est-ce fini? Demanda-t-il à Koslovsky.
— À l’instant, Votre Excellence.»
Bagration avait suivi le général en chef: petit de taille, sec, encore jeune, sa figure, d’un type oriental, attirait l’attention par son expression de calme et de fermeté.
«Excellence!…»
Et le prince André tendit une enveloppe à Koutouzow.
«Ah! De Vienne, c’est bien…»
Il sortit de la chambre avec Bagration et ils s’arrêtèrent tous deux sur le perron.
«Ainsi donc, adieu, prince, dit-il à Bagration. Que le Sauveur te garde, je te bénis pour cette grande entreprise!»
Il s’attendrit, et ses yeux s’humectèrent de larmes; l’attirant à lui de son bras gauche, il fit de la main droite sur son front le signe de la croix, geste qui lui était familier, et lui tendit sa joue à baiser, mais Bagration l’embrassa au cou:
«Que Dieu soit avec toi!»
Et il monta en calèche.
«Viens avec moi, dit-il à Bolkonsky.
— Votre Excellence, j’aurais désiré me rendre utile ici… Si vous vouliez me permettre de rester sous les ordres du prince Bagration?
— Assieds-toi, reprit Koutouzow en voyant l’indécision de Bolkonsky. J’ai moi-même besoin de bons officiers.
— Si demain la dixième partie de son détachement nous revient, il faudra en remercier Dieu!» ajouta-t-il comme se parlant à lui-même.
Le regard du prince André se fixa involontairement pour une seconde sur l’œil absent et la cicatrice à la tempe de Koutouzow, double souvenir d’une balle turque:
«Oui, se dit-il, il a le droit de parler avec calme de la perte de tant d’hommes.
— C’est pour cela, continua-t-il tout haut, que je vous supplie de m’envoyer là-bas.»
Koutouzow ne répondit rien: plongé dans ses réflexions, il semblait avoir oublié ce qu’il venait de dire. Doucement bercé sur les coussins de sa calèche, il tourna un instant après vers le prince André une figure calme, sur laquelle on aurait vainement cherché la moindre trace d’émotion, et, tout en raillant finement, il se fit raconter par Bolkonsky son entrevue avec l’empereur, les on-dit de la cour sur l’engagement de Krems, et le questionna même au sujet de quelques dames que tous deux connaissaient.
XIII
Le 1er novembre, Koutouzow avait reçu d’un de ses espions un rapport d’après lequel il jugeait son armée dans une position presque sans issue. Les Français, après le passage du pont, disait le rapport, marchaient en forces considérables pour intercepter sa jonction avec les troupes venant de Russie. Si Koutouzow se décidait à rester à Krems, les cent cinquante mille hommes de Napoléon couperaient ses communications, en entourant ses quarante mille soldats fatigués et épuisés, et il se trouverait dans la position de Mack à Ulm; s’il abandonnait la grande voie de ses communications avec la Russie, il devrait se jeter, en défendant sa retraite pas à pas, dans les montagnes inconnues et dépourvues de routes de la Bohême, et perdre par suite tout espoir de se réunir à Bouksevden. Si enfin il se décidait à se replier de Krems sur Olmütz, pour rejoindre ses nouvelles forces, il risquait d’être devancé par les Français, et forcé d’accepter la bataille, pendant sa marche et avec tout son train de bagages derrière lui, contre un ennemi trois fois plus nombreux, qui le cernerait de deux côtés. Il choisit cependant cette dernière alternative.
Les Français s’avançaient à marches forcées vers Znaïm, sur la ligne de retraite de Koutouzow, mais toutefois à 100 verstes devant lui. Se laisser devancer par eux, c’était pour les Russes la honte d’Ulm et la perte complète de l’armée; il n’y avait d’autre chance de la sauver, que d’atteindre ce point avant l’armée française; mais la réussite devenait impossible avec une masse de quarante mille hommes. Le chemin que l’ennemi avait à parcourir de Vienne à Znaïm était meilleur et plus direct que celui de Koutouzow de Krems à Znaïm.
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