LIII. SUPER FLUMINA BABYLONIS.
PRÉFACE.
Il est rare qu’une œuvre d’art soulève quelque animosité sans exciter d’autre part quelque sympathie; et si, longtemps après ces manifestations diverses du blâme et de la bienveillance, l’auteur, mûri par la réflexion et par les années, veut retoucher son œuvre, il court risque de déplaire également à ceux qui l’ont condamnée et à ceux qui l’ont défendue: à ceux-ci, parce qu’il ne va pas aussi loin dans ses corrections que leur système le comporterait; à ceux-là, parce qu’il retranche parfois ce qu’ils avaient préféré. Entre ces deux écueils, l’auteur doit agir d’après sa propre conscience, sans chercher à adoucir ses adversaires ni à conserver ses défenseurs.
Quoique certaines critiques de Lélia aient revêtu un ton de déclamation et d’amertume singulières, je les ai toutes acceptées comme sincères et parlant des cœurs les plus vertueux. A ce point de vue, j’ai eu lieu de me réjouir, et de penser que j’avais mal jugé les hommes de mon temps en les contemplant à travers un douloureux scepticisme. Tant d’indignation attestait sans doute de la part des journalistes la plus haute moralité jointe à la plus religieuse philanthropie. J’avoue cependant, à ma honte, que si j’ai guéri de la maladie du doute, ce n’est pas absolument à cette considération que je le dois.
On ne m’attribuera pas, je l’espère, la pensée de vouloir désarmer l’austérité d’une critique aussi farouche; on ne m’attribuera pas non plus celle de vouloir entrer en discussion avec les derniers champions de la foi catholique; de telles entreprises sont au-dessus de mes forces. Lélia a été et reste dans ma pensée un essai poétique, un roman fantasque où les personnages ne sont ni complètement réels, comme l’ont voulu les amateurs exclusifs d’analyse de mœurs, ni complètement allégoriques, comme l’ont jugé quelques esprits synthétiques, mais où ils représentent chacun une fraction de l’intelligence philosophique du XIXe siècle: Pulchérie, l’épicuréisme héritier des sophismes du siècle dernier; Sténio, l’enthousiasme et la faiblesse d’un temps où l’intelligence monte très-haut entraînée par l’imagination, et tombe très-bas, écrasée par une réalité sans poésie et sans grandeur; Magnus, le débris d’un clergé corrompu ou abruti; et ainsi des autres. Quant à Lélia, je dois avouer que cette figure m’est apparue au travers d’une fiction plus saisissante que celles qui l’entourent. Je me souviens de m’être complu à en faire la personnification encore plus que l’avocat du spiritualisme de ces temps-ci; spiritualisme qui n’est plus chez l’homme à l’état de vertu, puisqu’il a cessé de croire au dogme qui le lui prescrivait, mais qui reste et restera à jamais, chez les nations éclairées, à l’état de besoin et d’aspiration sublime, puisqu’il est l’essence même des intelligences élevées.
Cette prédiction pour le personnage fier et souffrant de Lélia m’a conduit à une erreur grave au point de vue de l’art: c’est de lui donner une existence tout à fait impossible, et qui, à cause de la demi-réalité des autres personnages, semble choquante de réalité, à force de vouloir être abstraite et symbolique. Ce défaut n’est pas le seul de l’ouvrage qui m’ait frappé, lorsqu’après l’avoir oublie durant des années, je l’ai relu froidement. Trenmor m’a paru conçu vaguement, et, en conséquence, manqué dans son exécution. Le dénoûment, ainsi que de nombreux détails de style, beaucoup de longueurs et de déclamations, m’ont choqué comme péchant contre le goût. J’ai senti le besoin de corriger, d’après mes idées artistiques, ces parties essentiellement défectueuses. C’est un droit que mes lecteurs bienveillants ou hostiles ne pouvaient me contester.
Mais si, comme artiste, j’ai usé de mon droit sur la forme de mon œuvre, ce n’est pas à dire que comme homme j’aie pu m’arroger celui d’altérer le fond des idées émises dans ce livre, bien que mes idées aient subi de grandes révolutions depuis le temps où je l’ai écrit. Ceci soulève une question plus grave, et sans laquelle je n’aurais pas pris le soin puéril d’écrire une préface en tête de cette seconde édition. Après avoir examiné cette question, les esprits sérieux me pardonneront de les avoir entretenus de moi un instant.
Dans le temps où nous vivons, les éléments d’une nouvelle unité sociale et religieuse flottent épars dans un grand conflit d’efforts et de vœux dont le but commence a être compris et le lien à être forgé par quelques esprits supérieurs seulement; et encore ceux-la ne sont pas arrivés d’emblée à l’espérance qui les soutient СКАЧАТЬ