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СКАЧАТЬ disait-il, Je ne sais pas si vous avez fait attention à ce petit chantonnement qu'il fait dans sa barbe quand il charge sa pipe, ou quand il taille son crayon pour dessiner? Eh bien! quand il souffre beaucoup, tous ses témoignages de douleur et d'impatience se réduisent à cette petite chanson. Je la lui ai entendu faire en plusieurs occasions où je n'avais pas envie de chanter. A Smolensk, quand on m'a amputé deux doigts du pied, et quand on lui a retiré deux balles qui s'étaient proprement logées entre deux de ses côtes, moi je jurais comme un damné, M. Jacques chantonnait.» Ici M. Borel se mit à imiter parfaitement le petit Lila Burello de Jacques. Ces messieurs se mirent à rire. Quant à moi, l'image que ce récit m'avait fait passer devant les yeux, Jacques sanglant, chantant sous le fer du chirurgien, m'avait donné une sueur froide, et je vis bien encore, à cette impression-là, que j'aime Jacques; car j'étais bien indifférente aux douleurs de M. Borel, et tandis qu'Eugénie sans doute frémissait en y pensant, il m'était absolument égal qu'il eût deux ou trois doigts de plus ou de moins au pied.

      «Vous souvenez-vous, dit une autre voix, de l'arrivée de Jacques au régiment, la veille de***?—-Ah! brave Jacques! il avait seize ans, dit un autre interlocuteur; il avait l'air d'une jolie petite demoiselle. Ils étaient là cinq ou six enfants de famille, débarqués depuis une heure, enveloppés de surtouts fourrés par leurs mamans, gentils, bien peignés, roses, et pas trop contents de coucher à l'auberge en plein champ. Jacques était là aussi avec sa petite mine, pâle déjà, un petit commencement de moustache et sa petite chanson entre les dents. L'un disait; Celui-là est le plus ridicule de tous; il veut faire le luron, et il est déjà blanc comme un linge. Un autre disait: M. Jacques est le César de la société; au premier coup de canon, il chantera sur un autre ton.—Lorrain... Qui est-ce qui se souvient du lieutenant Lorrain, avec son grand diable de nez, ses mauvaises plaisanteries, et son album de caricatures qui ne le quittait pas plus que son sabre? Un habile dessinateur, ma foi! et le meilleur tireur du régiment. Voilà que mon animal, à la lueur du feu du bivouac, s'amuse avec un bout de charbon à vous crayonner la charge de Jacques et de ses petits compagnons, avec des éventails et des ombrelles; il avait écrit au-dessous: Gens riches allant à la bataille. Jacques passe derrière lui, se penche sur son épaule, et dit avec l'air doux et gentil qu'il a toujours conservé: «C'est très-joli, cela!—Vous en êtes content? dit Lorrain.—Très-content, répond Jacques.—Et moi aussi,» reprend Lorrain. Tout le monde de rire. Jacques s'assied sans se déconcerter le moins du monde, et me prie de lui prêter ma pipe. J'avais envie de la lui casser sur la figure. «Est-ce que vous n'en avez pas une?—Non, répondit-il; je n'ai jamais fumé de ma vie; j'ai envie d'essayer: comment s'y prend-on?—On allume de ce côté-là et on la met dans sa bouche, et puis on tire de toutes ses forces jusqu'à ce que la fumée sorte par le côté opposé.» Jacques secoue la tête d'un air de simplicité et prend la pipe. Nous espérions le voir tousser ou s'enivrer; chacun charge la sienne et la lui présente l'une après l'autre, en lui versant des rasades d'eau-de-vie à griser un boeuf. Je ne sais pas s'il les escamotait; mais sa figure ne fit pas un pli, son gosier n'eut pas une convulsion; il but et fuma la moitié de la nuit sans sortir de son sang-froid et sans se laisser entamer par la moindre taquinerie; on eût dit que sa nourrice l'avait élevé avec de l'eau-de-vie et de la fumée de pipe. Le capitaine Jean, que voilà, et qui se souvient bien de ce que je raconte, vint me taper sur l'épaule et me dire: «Vous voyez bien cet oiseau-mouche? Eh bien! je vous dis, Borel, que ce sera une de nos meilleures moustaches. Je connais cela; c'est une petite race de vieux buis bien sec, et c'est plus solide qu'une grande massue de fer. Son père est un brigand, mais un sabreur; celui-ci aura plus de sang-froid, et si un boulet ne le raie pas demain de mes tablettes, il fera vingt campagnes sans se plaindre de cors aux pieds. Le lendemain, chacun sait comme Jacques fit ses preuves et fut décoré sur le champ de bataille.—Vous croyez qu'il était glorieux après cela, dit le capitaine de dragons; qu'il sautait comme font les enfants à qui ces fortunes-la arrivent, ou bien qu'il s'en allait dans les petits coins, comme nous faisions, nous autres, pour regarder sa croix et la baiser? Il avait l'air aussi indifférent à cela qu'il l'avait été à la caricature de Lorrain, au premier feu et à sa première blessure. Il reçut toutes les poignées de main d'un air franc et amical, mais sans montrer ni étonnement ni joie. Je ne sais pas ce qui peut faire rire ou pleurer Jacques, et, quant à moi, je me suis souvent demandé si ce n'était pas un de ces spectres auxquels croient les Allemands.—Vous n'avez donc pas vu Jacques amoureux? dit M. Borel. Alors vous l'auriez vu fondre comme la neige au soleil; il n'y a que les femmes qui aient du pouvoir sur cette tête-là; aussi y ont-elles fait de fiers ravages! En Italie...» M. Borel s'interrompit, et je compris que quelqu'un, Eugénie sans doute, lui avait fait signe de se taire. Cela me donna une impatience, une curiosité et une inquiétude épouvantables.

      «Je voudrais savoir, dit Eugénie après un instant de silence, où il a trouvé le temps d'apprendre tout ce qu'il sait en littérature, en poésie, en musique, en peinture!—Qui diable le sait? répondit le capitaine; moi, je crois qu'il est venu au monde comme ça; ce qu'il y a de sûr, c'est que ce n'est pas moi qui le lui ai appris.—Sous ce rapport, dit ma mère, je crois pouvoir présumer que son éducation était faite avant qu'il entrât au service. Je l'ai connu à l'âge de dix ans, et il était extraordinairement instruit pour son âge. Il avait l'aplomb et l'assurance d'un homme; il a dû se développer remarquablement vite.—Le capitaine Jean a bien un peu raison, observa M. Borel, quand il dit que Jacques n'appartient pas tout à fait à l'espèce humaine; il y a dans son corps et dans son esprit une trempe d'acier dont le secret est perdu sans doute. A insu, jusqu'à l'âge de vingt-cinq ans, il a paru plus âgé qu'il ne l'était en effet, et depuis ce temps-là il parait plus jeune qu'il ne l'est réellement.

      Je n'oublierai jamais, reprit une autre personne, la manière dont il s'est comporté à son premier duel.—Parbleu! c'était précisément avec Lorrain, dit le capitaine Jean; c'est moi qui l'ai forcé de se battre; je l'aimais de tout mon coeur, cet enfant-là!—.Comment! vous l'avez forcé? dit la personne qui ne connaissait pas Jacques, et à qui s'adressaient presque tous ces récits.—Je vais vous dire comment, reprit le capitaine. Jacques s'était certainement bien montre à la bataille de***; mais autre chose est de se faire respecter du canon et de se faire estimer de ses camarades. Ce n'est pas que dans ce moment-là on fût très-duelliste dans l'armée: on était assez occupé avec l'ennemi. Néanmoins; le lieutenant Lorrain ne passait pas un jour sans se faire une affaire petite ou grande avec quelque nouveau venu. Il n'était pas, à beaucoup près, aussi solide sur le champ de bataille; mais dans une affaire particulière, il avait si beau jeu qu'on ne lui reprochait rien impunément. Je n'aimais pas ce gaillard-là, et j'aurais donné mon cheval pour qu'on me débarrassât de sa vue. Je l'avais manqué deux fois, et j'en avais été pour mes frais, une fois ce poignet-ci, et l'autre fois cette joue-là. Il ne pouvait pas souffrir notre petit Jacques, et il était furieux de la manière dont il avait mis les rieurs de son côté à***. Il n'avait rien mérité, rien gagné, lui, pas même une égratignure! Il se consolait en faisant des caricatures au moyen desquelles il tournait Jacques en ridicule; car ses diables de charges étaient si bien faites, qu'en les regardant il fallait rire malgré qu'on en eût. Cela m'impatientait. Un soir, il avait dessiné le dolman de Jacques sur le dos d'un petit chien. C'était trop fort; je vais trouver Jacques, qui dormait sur l'herbe; je lui dis: «Jacques, il faut que tu te battes.—Avec qui? dit-il en bâillant et étendant-les bras.—Avec Lorrain.—Pourquoi?—Parce qu'il t'insulte.—Comment?—Est-ce que ses caricatures ne t'offensent pas?—Pas du tout.—Mais il se moque de toi. —Qu'est-ce que cela me fait?—Ah ça, Jacques, est-ce que tu n'es brave qu'à la mêlée?—Je n'en sais rien.» Là-dessus je dis un mot que je ne répéterai pas devant ces dames. «Parle plus bas, Jacques, et prends garde de ne jamais répéter devant personne ce que tu viens de me dire là.—Pourquoi donc, Jean? me dit-il en bâillant comme un désespéré.—Tu dors, camarade! lui dis-je en le secouant de toute ma force.—Quand tu m'auras cassé les os, me dit-il avec son sang-froid ordinaire, crois-tu que je serai plus persuadé? Comment veux-tu que je te dise si je suis brave en duel? je ne me suis jamais battu. Si tu m'avais demandé, la veille de la bataille, comment je me conduirais, je t'aurais dit la même chose. СКАЧАТЬ