Название: Cara
Автор: Hector Malot
Издательство: Bookwire
Жанр: Языкознание
isbn: 4064066089252
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—Ma parole d'honneur, c'est agaçant de ne pouvoir pas avoir une minute de tranquillité; si vous vous relâchez de votre surveillance, rien ne va plus.
Pendant cette observation faite d'un ton rogue, le père Manhac avait achevé de cirer les bottines; les ayant posées délicatement sur une table, il sortit le dos tendu en homme qui trouve plus sage de fuir les observations que de les affronter.
—Ne portez-vous pas ma lettre à M. Léon? demanda le garçon de bureau.
—Non, bien sûr.
—Ce n'est pas une lettre d'affaires.
—Quand même ce serait une lettre d'amour, je ne le réveillerais pas.
—C'est une lettre de famille, le bonhomme Savourdin a reconnu l'écriture; il dit qu'elle est de M. Armand Haupois, l'avocat général de Rouen, l'oncle de M. Léon; ce qui est assez étonnant, car les deux frères ne se voient plus; mais ils veulent peut-être se réconcilier; M. Armand Haupois a une fille très jolie, mademoiselle Madeleine, que M. Léon aimait beaucoup.
—Elle n'a pas le sou, votre fille très-jolie; cela m'est donc bien égal que M. Léon l'ait aimée, car l'héritier de la maison Haupois-Daguillon n'épousera jamais une femme pauvre; je suis tranquille de ce côté, les parents feront bonne garde, ils ont d'autres idées, que je partage d'ailleurs jusqu'à un certain point.
—Oh! alors....
—Est-ce que vous vous imaginez, mon cher, qu'un homme comme moi aurait accepté M. Léon Haupois si j'avais admis la probabilité, la possibilité d'un mariage prochain? Allons donc! Ce qu'il me faut, c'est un garçon qui mène la vie de garçon; c'est une règle de conduite. Voilà pourquoi je suis entré chez M. Léon; c'était un fils de bourgeois enrichi et je m'étais imaginé qu'il irait bien: mais il m'a trompé.
—Il ne va donc pas?
Joseph haussa les épaules.
—Pas de femmes, hein? insista le garçon de bureau en clignant de l'oeil.
—Mon cher, les hommes ne sont pas ruinés par les femmes, ils le sont par une; plusieurs femmes se neutralisent; une seule prend cette influence décisive qui conduit aux folies.
—Eh bien, vous m'étonnez, car, à l'époque où M. Léon n'était encore que collégien, je croyais qu'il irait bien, comme vous dites. Il venait souvent le jeudi au magasin avec un de ses camarades, le fils Clergeau, et, tout le temps qu'ils étaient là, ils restaient le nez écrasé contre les vitres à regarder le défilé des voitures qui vont au Bois ou qui en reviennent, et qui naturellement passent sous nos fenêtres. De ma place je les entendais chuchoter, et ils ne parlaient que des cocottes à la mode; ils savaient leur nom, leur histoire, avec qui elles étaient, et, en les écoutant, je me disais à part moi: «Il faudra voir plus tard, ça promet.» Je suis joliment surpris de m'être trompé. En tout cas, si j'ai raisonné faux, pour le fils, j'ai tombé juste pour la fille.
—Mademoiselle Haupois-Daguillon s'occupait aussi des cocottes?
—Quelle bêtise! Comme son frère, mademoiselle Camille restait aussi le nez collé contre les vitres, mais le défilé qu'elle regardait, c'était celui des gens titrés. Tout ce qui avait un nom dans le grand monde parisien, elle le connaissait; il n'y avait que ces gens-là qui l'intéressaient; elle parlait de leur naissance; elle savait sur le bout du doigt leur parenté; elle annonçait leur mariage, et alors comme pour le frère je me disais: «Il faudra voir;» j'ai vu; elle a épousé un noble.
—Baronne Valentin, la belle affaire en vérité.
—Enfin elle a des armoiries, et la preuve c'est qu'on vient de lui finir à la fabrique une garniture de boutons en or pour un de ses paletots, avec sa couronne de baronne gravée sur chaque bouton; c'est très-joli.
—Ridicule de parvenu, mon cher, voilà tout; on fait porter ses armes par ses valets, on ne les porte pas soi-même.
Un coup de sonnette interrompit cette conversation.
III
Lorsque Joseph entra dans la chambre de son maître, celui-ci était debout, le dos appuyé contre un des chambranles de la fenêtre, occupé à allumer une cigarette: les manches de la chemise de nuit retroussées, le col rejeté de chaque côté de la poitrine, les cheveux ébouriffés, il apparaissait, dans le cadre lumineux de la fenêtre, comme un grand et beau garçon, au torse vigoureux, avec une tête aux traits réguliers, harmonieux, aux yeux doux, à la physionomie ouverte et bienveillante.
—Une lettre pour monsieur, dit Joseph. L'adresse porte: «Personnelle et pressée.»
—Donnez, dit-il nonchalamment.
Mais aussitôt qu'il eut jeté les yeux sur l'adresse, l'intérêt remplaça l'indifférence.
—Vite une voiture, s'écria-t-il en jetant cette lettre sur la table, un cheval qui marche bien; courez.
Comme Joseph se dirigeait vers la porte, son maître le rappela:
—Savez-vous à quelle heure part l'express pour Caen?
—À neuf heures.
—Quelle heure est-il présentement?
—Huit heures quarante.
—Allez vite; trouvez-moi un bon cheval; quand la voiture sera à la porte, courez rue de Rivoli et mettez-moi dans un sac à main du linge pour trois ou quatre jours, puis revenez en vous hâtant de manière à me remettre ce sac.
Tout en donnant ces ordres d'une voix précipitée, il s'était mis à sa toilette; en quelques minutes il fut habillé et prêt à partir.
Alors, sortant vivement de sa chambre, il passa dans les magasins et se dirigea vers la caisse:
—Savourdin, je pars.
—C'est impossible. J'ai des signatures à vous demander.
—Vous vous arrangerez pour vous en passer.
Le vieux caissier leva au ciel ses deux bras par un geste désespéré, mais Léon lui avait déjà tourné le dos.
—Monsieur Léon, cria le bonhomme, monsieur Léon, je vous en prie, au nom du ciel....
Mais Léon avait gagné le vestibule et descendait l'escalier.
Au moment où il franchissait la porte cochère, une voiture, avec Joseph dedans, s'arrêtait devant le trottoir.
—À la gare Saint-Lazare! dit Léon, montant brusquement dans la voiture, et aussi vite que vous pourrez!
Le cheval, enlevé par un vigoureux coup de fouet, partit au grand trot; aussitôt Léon voulut reprendre la lecture de la lettre, dont les premières lignes l'avaient si profondément bouleversé.
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