Histoire de ma Vie, Livre 2 (Vol. 5 - 9). Жорж Санд
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СКАЧАТЬ avait trop souffert, elle avait besoin souvent de ne plus souffrir: et moi j'étais comme avide de souffrance, tant j'avais encore de force à dépenser sous ce rapport-là.

      J'avais pour compagnon de mes jeux un petit paysan plus jeune que moi de deux années, à qui ma mère enseignait à lire et à écrire. Il était alors fort gentil et fort intelligent. Je me fis non-seulement un plaisir, mais comme une religion, de continuer l'éducation commencée par ma mère, et j'obtins de ma grand'mère qu'il viendrait prendre sa leçon tous les matins à huit heures. Je le trouvais installé dans la salle à manger, ayant déjà barbouillé une grande page de lettres. On peut croire que je ne le soumettais pas à la méthode de M. Lubin, aussi avait-il une jolie écriture, fort lisible. Je corrigeais ses fautes, je le faisais épeler, et j'exigeais qu'il se rendît compte du sens des mots. Car je me souvenais d'avoir su lire longtemps avant de comprendre ce que je lisais. Cela amenait beaucoup de questions de sa part et d'explications de la mienne. Je lui donnais donc des notions d'histoire, de géographie, etc., ou plutôt de raisonnement sur ces choses qui étaient toutes fraîches dans ma tête et qui passaient facilement dans la sienne.

      Le jour du départ de ma mère, je trouvai Liset (diminutif berrichon de Louis) tout en larmes. Il ne voulut pas me dire devant Rose la cause de son chagrin, mais, quand nous fûmes seuls, il me dit qu'il pleurait madame Maurice. Je me mis à pleurer avec lui, et, de ce moment, je le pris en amitié véritable. Quand sa leçon était finie, il allait aux champs, et il revenait à l'heure de ma récréation. Il n'était ni gai ni bruyant. Il aimait à causer avec moi, et quand j'étais triste il gardait le silence et marchait derrière moi comme un confident de tragédie. Le railleur Hippolyte, qui regrettait bien aussi ma mère, mais qui n'était pas capable d'engendrer une longue mélancolie, l'appelait mon fidèle Achate.

      Je ne lui confiais pourtant rien du tout: je sentais la gravité du secret que ma mère m'avait confié dans un moment d'entraînement, et je ne voulais pas encore me persuader que ce secret n'était qu'un leurre.

      Pourtant les jours succédèrent aux jours, les semaines aux semaines, et ma mère ne m'envoya aucun avis particulier; elle ne me fit pas entendre, par le moindre mot à double sens dans ses lettres, qu'elle songeât à notre projet. Ma grand'mère s'installa à Nohant pour tout l'hiver. Je dus me résigner, mais ce ne fut pas sans de grands déchiremens intérieurs. J'avais, pour me consoler de temps en temps, une fantaisie en rapport avec ma préoccupation dominante. C'était de me figurer que, quand je souffrirais trop, je pourrais exécuter la tendre menace que j'avais faite à ma mère de quitter Nohant seule et à pied pour aller la trouver à Paris. Il y avait des momens où ce projet me paraissait très réalisable, et je me promettais d'en faire part à Liset, le jour où j'aurais définitivement résolu de me mettre en route. Je comptais qu'il m'accompagnerait.

      Ce n'était ni la longueur du chemin, ni la souffrance du froid, ni aucun danger qui me faisait hésiter, mais je ne pouvais me résoudre à demander l'aumône en chemin, et il me fallait un peu d'argent. Voici ce que j'imaginai pour m'en procurer au besoin. Mon père avait rapporté d'Italie, à ma mère, un très beau collier d'ambre jaune mat qui n'avait guère d'autre valeur que le souvenir, et qu'elle m'avait donné. J'avais ouï dire à ma mère qu'il l'avait payé fort cher, deux louis! cela me paraissait très considérable. En outre j'avais un petit peigne en corail, un brillant gros comme une tête d'épingle monté en bague, une bonbonnière d'écaille blonde garnie d'un petit cercle d'or qui valait trois francs, et quelques débris de bijoux sans aucune valeur, que ma mère et ma grand'mère m'avaient donnés pour en orner ma poupée. Je rassemblai toutes ces richesses dans une petite encoignure de la chambre de ma mère, où personne n'entrait que moi, à la dérobée, en de certains jours: et, en moi-même, j'appelai cela mon trésor. Je songeai d'abord à le confier à Liset ou à Ursule, pour qu'ils le vendissent à la Châtre. Mais on eût pu les soupçonner d'avoir volé ces bijoux, du moment qu'ils en voudraient faire de l'argent, et je m'avisai d'un meilleur moyen tout à fait conforme à celui usité par les princesses errantes de mes contes de fées: c'était d'emporter mon trésor dans ma poche, et, chaque fois que j'aurais faim en voyage, d'offrir en paiement une perle de mon collier, ou une petite brisure de mes vieux ors. Chemin faisant, je trouverais bien un orfèvre à qui je pourrais vendre ma bonbonnière, mon peigne ou ma bague, et je me figurais que j'aurais encore de quoi dédommager ma mère, en arrivant, de la dépense que j'allais lui occasionner.

      Quand je crus m'être ainsi assurée de la possibilité de ma fuite, je me sentis un peu plus calme, et dans mes accès de chagrin, je me glissais dans la chambre sombre et déserte, j'allais ouvrir l'encoignure et je me consolais en contemplant mon trésor, l'instrument de ma liberté. Je commençais à être, non plus en imagination, mais en réalité, si malheureuse que j'aurais certainement pris la clef des champs, sauf à être rattrapée et ramenée au bout d'une heure (chance que je ne voulais pas prévoir, tant je me croyais certaine d'aller vite et de me cacher habilement dans les buissons du chemin), sans un nouvel accident arrivé à ma grand'mère.

      Un jour au milieu de son dîner, elle se trouva prise d'un étourdissement, elle ferma les yeux, devint pâle, et resta immobile et comme pétrifiée pendant une heure. Ce n'était pas un évanouissement, mais plutôt une sorte de catalepsie. La vie molle et sans mouvement physique qu'elle s'était obstinée à mener avait mis en elle un germe de paralysie qui devait l'emporter plus tard, et qui s'annonça dès lors par une suite d'accidens du même genre. Deschartres trouva ce symptôme très grave, et la manière dont il m'en parla changea toutes mes idées. Je retrouvais dans mon cœur une grande affection pour ma bonne maman quand je la voyais malade; j'éprouvais alors le besoin de rester auprès d'elle, de la soigner, et une crainte excessive de lui faire du mal en lui faisant de la peine. Cette sorte de catalepsie revint cinq ou six fois par an pendant deux années, et reparut ensuite aux approches de sa dernière maladie.

      Je commençai donc à me reprocher mes projets insensés. Ma mère ne les encourageait pas; tout au contraire, elle semblait vouloir me les faire oublier en se faisant oublier elle-même, car elle m'écrivait assez rarement, et il me fallait lui adresser deux ou trois lettres pour en recevoir une d'elle. Elle s'apercevait, un peu tard sans doute, mais avec raison, qu'elle avait trop développé ma sensibilité, et elle m'écrivait: «Cours, joue, marche, grandis, reprend tes bonnes joues roses, ne pense à rien que de gai, porte-toi bien et deviens forte, si tu veux que je sois tranquille, et que je me console un peu d'être loin de toi.»

      Je la trouvais devenue bien patiente à supporter notre séparation, mais je l'aimais quand même, et puis ma grand'mère devenait si chétive que le moindre chagrin pouvait la tuer. Je renonçai solennellement (toujours en présence de moi seule) à effectuer ma fuite. Pour n'y plus penser, comme ce maudit trésor me donnait des tentations ou des regrets, je le retirai de la chambre où sa vue et l'espèce de mystère de son existence m'impressionnaient doublement. Je le donnai à serrer à ma bonne, après avoir envoyé à Ursule tout ce qu'elle pouvait accepter sans être accusée d'indiscrétion par ses parens, très sévères et très délicats sous ce rapport.

      Je ne pouvais pas me dissimuler que la maladie de ma bonne-maman et les accidens qui se renouvelaient avaient porté atteinte à sa force d'esprit et à la sérénité de son caractère. Chez elle, l'esprit proprement dit, comme on l'entend dans le monde, c'est-à-dire l'art de causer et d'écrire, n'avait pas souffert; mais le jugement et la saine appréciation des personnes et des choses avaient été ébranlés. Elle avait tenu jusqu'alors ses domestiques et même ses amis à une certaine distance du sanctuaire de sa pensée. Elle avait résisté à ses premières impressions et aux influences du préjugé. Il n'en était plus absolument de même, bien que l'apparence y fût toujours. Les domestiques avaient trop voix délibérative dans les conseils de la famille.

      La santé morale était affaiblie avec la santé physique, et pourtant elle n'avait que soixante-six ans, âge qui n'est pas fatalement marqué pour les infirmités du corps et de l'âme, âge que j'ai vu atteindre et dépasser par ma mère sans СКАЧАТЬ