– Soit, monsieur, – dit Gaston en reprenant avec impatience le chemin du café de la veuve.
Jamais triomphateur romain, traînant à sa suite des populations esclaves, ne fut plus fier que M. Godet en rentrant dans le café de la veuve, suivi des deux jeunes gens.
Il fit un signe aux habitués, afin de modérer leur curiosité, et s'enfonça dans un coin du café.
M. Godet se garda bien d'apprendre tout de suite aux deux jeunes gens le nom du colonel; malgré leur impatience, il leur fallut subir toutes les absurdes histoires forgées par le doyen des habitués du café Lebœuf.
Sans les faits précis, évidents, que cet impitoyable curieux avait déjà révélés, Gaston n'aurait pas ajouté la moindre foi à ses paroles; il fut pourtant obligé d'entendre l'histoire du coup de fusil, de la voiture magnifiquement harnachée, de l'uniforme du colonel, et, enfin, de ses sacriléges stations au cimetière du Père-Lachaise.
A travers toutes ces sottises, les jeunes gens furent du moins frappés de l'existence étrange du colonel.
– Enfin, monsieur, – dit Gaston, – j'ai l'honneur de vous le demander pour la vingtième fois, faites-moi la grâce de me dire où demeure cet homme. Tous ces détails sont fort curieux sans doute, mais encore une fois, l'adresse du colonel, son adresse?..
– Suivez-moi, messieurs, – dit Godet en se levant subitement d'un air imposant.
Il ouvrit la porte du café, allongea le doigt, montra à Gaston la petite porte de l'hôtel d'Orbesson, et lui dit: – Voilà, monsieur… la demeure du Vampire, en face… la porte à guichet.
Gaston courut vers la porte sans prononcer une parole.
M. Godet referma la porte, et s'écria en se frottant les mains avec une joie diabolique:
– Ça chauffe, messieurs, ça chauffe; maintenant à nos trous, à nos trous.
Les habitués du café Lebœuf se remirent en observation.
Gaston sonnait avec violence.
La figure du vieux domestique du colonel parut, non pas à la porte, mais au guichet.
Les deux jeunes gens semblèrent faire les plus vives instances pour entrer: prier, menacer même, tout fut inutile; il fallut que Gaston se résignât à passer par le guichet sa carte, sur laquelle il écrivit à la hâte quelques mots au crayon.
S'apercevant que les deux inconnus parlaient avec chaleur, M. Godet entr'ouvrit la porte du café, et entendit distinctement Gaston dire d'une voix courroucée:
– A demain matin neuf heures. Il n'y aura pas d'excuses, j'espère.
Les deux jeunes gens disparurent en marchant à grands pas.
CHAPITRE IV.
LE RENDEZ-VOUS
Le lendemain matin à neuf heures, la voiture de Gaston s'arrêta devant l'hôtel d'Orbesson.
Le valet de pied sonna, la petite porte s'ouvrit, le vieux domestique parut.
Gaston et Alfred descendirent.
– M. le colonel Ulrik? – dit Gaston.
Le domestique s'inclina sans répondre, et précéda les deux jeunes gens.
Rien de plus triste, de plus désolé que l'intérieur de cette vaste maison.
Plusieurs grandes dalles provenant sans doute de quelques démolitions étaient couchées çà et là sous l'herbe qui envahissait la cour. On eût dit les pierres sépulcrales d'un cimetière abandonné.
Toutes les fenêtres étaient extérieurement fermées; la porte vitrée du vestibule cria sur ses gonds rouillés, et fit retentir d'un bruit lugubre la voûte sonore du grand escalier.
Le colonel habitait le rez-de-chaussée. Le domestique conduisit les deux jeunes gens dans un immense salon à peine meublé; ses hautes fenêtres sans rideaux et à petits carreaux s'ouvraient sur un jardin entouré de grandes murailles, triste comme un jardin de cloître.
– Monsieur le colonel va venir à l'instant, – dit le domestique; – et il disparut.
Le jour était sombre, bas; le vent gémissait tristement à travers les portes mal closes. Tout dans cette demeure révélait, non pas la misère, non pas l'incurie, mais la plus profonde insouciance du bien-être matériel.
Alfred et Gaston se regardèrent quelques moments en silence.
– Depuis que nous sommes entrés, – dit Alfred en frissonnant de froid, – on dirait que je me sens sur les épaules une chape de plomb glacé. Il n'y a de feu nulle part… C'est un vrai Spartiate que cet homme-là.
– Cet homme! quel est-il? quel est-il? – dit Gaston en se parlant à lui-même.
– Elle seule aurait pu vous éclairer; mais elle est partie cette nuit, je crois?
– Cette nuit, – répondit Gaston.
– Ulrik! – dit Alfred, – Ulrik! ça doit être un nom russe, prussien ou allemand. Je suis allé hier au club de l'Union, espérant y trouver quelques membres du corps diplomatique; en effet, j'y ai vu trois ou quatre secrétaires de légation ou d'ambassade. Mais aucun ne connaît le colonel Ulrik. Il n'y a plus de ressource pour nous éclairer que dans M. l'ambassadeur de Russie, mais je n'ai pu le rencontrer.
– Après tout, que m'importe? – dit Gaston. Cet homme a mon secret; elle m'a sans doute sacrifié à lui, c'est une indigne trahison. Je le tuerai ou il me tuera.
– N'allez pas si vite, mon ami; peut-être cet imbécile d'hier nous a-t-il mal renseignés. Sans doute, toutes les apparences tendent à faire croire qu'elle-même a apporté ce coffret ici; mais remarquez-le bien, elle n'est pas entrée; c'est madame Blondeau qui l'a remis au domestique; enfin, Gaston, je m'en rapporte à vous; vous avez trop l'habitude du monde et de ces sortes d'affaires pour vous conduire en enfant: ceci est grave; ce que nous pouvons faire de mieux est de nous mesurer sur les circonstances qui vont suivre.
– Ce qui m'exaspère, s'écria Gaston, – c'est la fausseté de cette femme! Je la croyais incapable, non pas d'un mensonge, mais de la plus légère dissimulation. Eh bien! jamais elle n'a même prononcé devant moi le nom de cet homme, et c'est à lui qu'elle confie… Tenez, il y a là un odieux mystère que j'ai hâte de pénétrer.
– Tout ce que ce bavard nous a raconté hier de la vie du colonel est assez étrange, – dit Alfred; – il en ressort du moins que c'est un être infiniment bizarre. Cet intérieur délabré n'annonce pas non plus un caractère des plus réjouissants; sans vos tristes préoccupations, je serais ravi de me trouver face à face avec Robin des Bois, avec le Vampire, comme disent ces bonnes gens. Mais quel froid!.. quel froid! Si c'est le diable, il devrait au moins, par égard pour ceux qui viennent le voir, jeter ici comme un reflet de sa rôtissoire infernale.
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