– Mon ami, je trouve qu'il fait bien chaud ici, – dis-je à M. de Lancry en interrompant M. de Lugarto, dont le cynisme me révoltait; – voulez-vous entrer dans le salon?
– Pardon, – me dit M. Lugarto, – je voudrais à peu près prendre la mesure de cette serre avec ma canne; je veux vous envoyer quelques magnifiques passiflores du Brésil et d'autres plantes très-rares que j'ai envoyé chercher en Hollande; il faut que je voie si elles tiendront ici.
– Monsieur, je vous rends grâce… Les fleurs qui garnissent cette serre me suffisent.
– Mais elles sont affreuses, ces fleurs! c'est toujours du goût de ce M. de Rochegune. Quand on a les choses, il faut les avoir complètes… Tenez, Lancry, moi, par exemple, j'ai voulu envoyer cet hiver chercher des plantes équinoxiales en Hollande; comment m'y suis-je pris? j'ai fait construire un énorme fourgon vitré et disposé en serre chaude avec un petit poêle à vapeur; le tout a été si parfaitement établi, que, bien que ce fourgon fût venu en poste de La Haye, pas une des vitres qui le couvraient n'a été brisée. Deux jardiniers accompagnaient cette serre nomade dans une voiture de suite; tout cela est arrivé ici comme par enchantement.
– En effet, cette idée est très-ingénieuse, – dit M. de Lancry. – C'est qu'aussi vous avez beaucoup d'invention, Lugarto.
– Que voulez-vous? il ne suffit pas d'avoir de l'argent, il faut encore avoir l'esprit de l'employer convenablement… Il y a tant de gens qui ne savent pas même bien dépenser la fortune qu'ils n'ont pas.
– Dépenser quand on n'a pas… vous parlez en énigme, mon cher Lugarto.
– Ah! vous croyez, mon cher Lancry?
Gontran et son ami me parurent échanger un étrange regard pendant un silence de quelques secondes.
Mon mari le rompit le premier, et dit en souriant d'un air embarrassé:
– Je vous comprends… dans ce sens, vous avez raison… Mais, si vous le voulez, nous allons rentrer dans le salon. Je crains réellement que la chaleur ne fasse mal à madame de Lancry.
M. Lugarto finit de mesurer la hauteur du mur avec sa canne, et dit:
– Mes passiflores tiendront parfaitement ici; j'y joindrai quelques orchidées très-rares, avec les paniers en joncs caraïbes pour les suspendre. Au moins vous aurez une serre convenablement meublée. Il est vrai qu'elle est si mal construite, votre serre, que tout y périra; mais j'en serai ravi, cela me donnera l'occasion de renouveler vos fleurs plus souvent.
Nous rentrâmes dans le salon.
Je croyais cette interminable visite finie, il n'en fut rien. M. de Lancry fit voir à M. Lugarto une assez belle vue de Venise par un peintre moderne, et lui dit:
– Vous êtes connaisseur, que pensez-vous de cela?
– Ce n'est pas mal. Avez-vous payé cela bien cher?
– Non, ce tableau est entré dans la vente de l'hôtel.
– C'est la meilleure manière d'acheter des tableaux, car cette racaille d'artistes, toujours affamés, vous les font payer le double de leur valeur quand on les leur commande et qu'ils vous savent riches… Quand j'étais jeune, j'étais assez niais pour les payer d'avance; aussi il arrivait que très-souvent je pouvais à peine leur arracher mon tableau… Et quel tableau!.. Une fois l'argent mangé, ils ne s'inquiétaient pas du reste… Maintenant, donnant… donnant, je les paye lorsque je suis content, sinon je leur fais retoucher, refaire et refaire jusqu'à ce que cela me plaise… Au moins ainsi je ne suis plus volé.
Cette brutale insolence m'indigna. Je ne pus m'empêcher de dire:
– Ah! monsieur… vous me révélez là une des plaies douloureuses du génie que je ne soupçonnais pas!.. et vous trouvez des artistes?
– Comment, si j'en trouve et des plus fameux encore!.. Ils m'accablent de platitudes quand je vais dans leur atelier; ils me demandent mes conseils, même pour les tableaux qu'ils ne font pas pour moi, et ils ont l'air de m'écouter pour me faire la cour. En vérité, je ne sais pas ce qu'on ne ferait pas faire à cette race pour quelques billets de mille francs. On ne tient cette espèce que par l'argent.
Il me fut impossible de me contenir davantage; je me souvins de ce que m'avait dit Gontran sur la rage qu'éprouvait M. Lugarto de n'avoir ni naissance ni valeur personnelle, et je dis à M. de Lancry.
– Mon Dieu! mon ami, ce que monsieur nous dit là me rappelle une bien touchante histoire de grand artiste et de grand seigneur, que M. le duc de Versac, votre oncle, m'a plusieurs fois racontée. Il s'agissait de Greuse et de M. le duc de Penthièvre; ne vous en a-t-il jamais parlé?
– Non, je ne me le rappelle pas du moins, – me dit M. de Lancry.
– Contez-nous donc ça; j'ai quelques tableaux de Greuse, ça m'intéressera, – dit M. de Lugarto.
– Voici, mon ami, – répondis-je en m'adressant à Gontran, – ce que m'a raconté monsieur votre oncle. M. le duc de Penthièvre aimait passionnément les arts; il les protégeait en grand seigneur digne de comprendre que l'antique illustration de race et le génie se touchent, en cela que ce sont deux magnifiques avantages que l'histoire ou que Dieu seul vous donnent, et que tous les trésors du monde ne sauraient acquérir ni remplacer… – Je regardai M. Lugarto; il rougit de dépit; – je continuai. M. le duc de Penthièvre avait donc pour Greuse la plus touchante amitié. Vous le savez, l'inépuisable bonté de cet excellent prince égalait la supériorité de son esprit, d'une finesse et d'une grâce exquise. Lorsqu'il alla voir les premiers tableaux que Greuse fit pour lui, et qu'il rémunéra avec une libéralité toute royale, il dit au grand peintre, avec ce charme qui n'appartient qu'aux grandes aristocraties:
– «Mon cher Greuse, je trouve vos tableaux admirables; mais j'ai une grâce à vous demander.
– «Monseigneur, je suis à vos ordres.
– «Eh bien! – dit le prince avec une sorte d'hésitation timide et comme s'il eût demandé une faveur, – eh bien!.. je voudrais que vous missiez de votre main, au bas de ces tableaux: donné par Greuse à son ami M. le duc de Penthièvre. – La postérité saurait que j'ai été l'ami d'un grand peintre!..»
– Avouez, – dis-je à Gontran en remarquant avec joie que le coup avait porté, et que M. Lugarto ne pouvait dissimuler sa contrariété, – avouez qu'il n'y a rien de plus délicat, de plus charmant que la conduite du prince.
– Oui, en effet… c'est charmant, – dit M. de Lancry avec embarras en me faisant un signe d'impatience et en me montrant du regard M. Lugarto, qui, les yeux baissés, mordait la pomme de sa canne.
Malgré mon désir de plaire à Gontran, je continuai.
– N'est-ce pas, mon ami, que cela rehausse à la fois le grand artiste capable d'inspirer un tel sentiment, et le véritable grand seigneur capable de ressentir et d'exprimer ainsi l'amitié?
Gontran avait tâché de m'interrompre par quelques signes; j'avais été trop outrée contre M. Lugarto pour résister au plaisir de le mortifier.
J'y parvins; je le vis à la pâleur de cet homme et à un autre regard de haine, СКАЧАТЬ