Je frémis… en me demandant s'il en devait être ainsi de la félicité que j'avais goûtée.
Pourtant je voulus échapper à ces réflexions pénibles; je les regardai comme un blasphème.
Je cueillis pieusement quelques branches d'héliotrope et de jasmin que je me promis de garder toujours; je pensai qu'après tout, j'étais folle de chercher de douloureux pronostics dans un état de choses qu'il dépendait de moi de faire cesser.
Je résolus d'établir un jardinier dans notre maisonnette pour y cultiver des fleurs qui, cette fois, ne mourraient pas au bout de quelques jours.
Par une réflexion bizarre, je me demandai pourquoi l'on entretenait si religieusement les tristes jardins des tombeaux, et pourquoi l'on n'entourerait pas des mêmes soins pieux et touchants les lieux consacrés par quelques souvenirs chéris.
Je rentrai.
Gontran semblait encore plus soucieux que la veille.
La voiture arriva; nous partîmes.
M. de Lancry ne me dit pas un mot de regret sur l'abandon où nous laissions notre retraite à la garde d'un de ses gens; cela me fit mal.
Après quelques moments de silence, Gontran me dit:
– Mathilde, je vous présenterai demain un de mes meilleurs et de mes plus intimes amis, M. Lugarto, qui arrive de Londres. C'est pour lui rendre un service assez important qu'il me demande que je quitte Chantilly. Nous verrons souvent Lugarto; je l'aime beaucoup; je désire que vous l'accueilliez avec bienveillance.
– Quoique M. Lugarto soit cause de notre brusque retour à Paris, – dis-je en souriant à M. de Lancry, – je vous promets d'oublier ce grand grief, et de recevoir votre ami comme vous le désirez. Mais vous ne m'avez jamais parlé de lui?
– J'étais à la fois si distrait et si absorbé par mon amour, – reprit Gontran avec grâce, – qu'il y a bien des choses que je ne vous ai pas dites… J'avais laissé Lugarto à Londres; il est très-paresseux; il écrit rarement, et j'avais trop de charmantes compensations pour m'apercevoir du silence de cet ingrat.
– Mais savez-vous, Gontran, qu'il faut que vous aimiez en effet beaucoup M. Lugarto pour lui faire le sacrifice que vous lui faites… Nous étions si heureux, dans notre retraite!
– Oui, oui, sans doute; mais, de son côté, Lugarto m'a autrefois rendu de très-grands services; je vous conterai cela.
– Oh! alors, mon ami, si vous acquittez une dette de reconnaissance, je ne me plains plus; d'ailleurs j'ai mon projet, et, à mon tour, je vous demanderai une grâce à laquelle je tiens beaucoup.
– Parlez… parlez… Mathilde.
– Eh bien! il faut me promettre de venir chaque mois passer quelques jours dans notre maisonnette de Chantilly.
Gontran me regarda avec étonnement.
– Mais cette maison ne m'appartient pas, me dit-il.
Mon cœur se serra douloureusement.
– Comment cela? lui demandai-je.
– Mon Dieu! rien de plus simple; j'avais chargé mon homme d'affaires de me chercher une petite maison à Chantilly ou dans quelque endroit bien retiré, et de me la louer pour la saison; il m'a trouvé cette maison de paysan presque enclavée dans la forêt; je vins la voir, cela me parut charmant comme position, j'y envoyai mon architecte qui est très-bon décorateur; car, vous le voyez, il a transformé une affreuse chaumière en un vrai chalet d'opéra. Cela se trouvait d'autant mieux que le propriétaire de cette masure et de quelques arpents de terre qui en dépendent est sur le point de les vendre à M. le duc de Bourbon; dès qu'on aura enlevé ce que nous avons laissé dans cette maisonnette, on l'abattra; je ne l'avais louée que pour quatre mois, et il nous reste, je crois, encore environ trois semaines de jouissance.
Hélas! les paroles de Gontran me rappelèrent cruellement ma remarque du matin, sur l'éclat factice des fleurs éphémères de notre jardin.
Sans le vouloir, M. de Lancry me causait un sensible chagrin. Cet homme d'affaires, ce décorateur, ce loyer… tous ces mots vinrent gâter un à un tous mes souvenirs chéris.
Sans doute je n'étais pas assez insensée pour vouloir échapper aux réalités de la vie; mais il me semblait qu'un si petit réduit devait rester environné de tout son prestige, de toute sa poésie, et que, sans prodigalité folle, on aurait pu le respecter à tout jamais.
Je n'accusai pas Gontran; absorbé par le bonheur présent, il avait pu négliger l'avenir; je songeai qu'à nous autres femmes était surtout réservé le culte du passé.
– Gontran, – lui dis-je, – je suis toute fière d'une pensée que vous n'avez pas eue malgré votre cœur si ingénieusement inventif…
– Parlez, ma chère Mathilde.
– Il nous faut acquérir tout de suite cette maison et le petit champ qui l'environne, puisque heureusement cela n'est pas encore vendu à M. le duc de Bourbon.
– Vous n'y songez pas, Mathilde; le prince doit payer la convenance de cette acquisition. Le propriétaire nous ferait les mêmes conditions qu'au prince, et dans de pareilles circonstances, ces gens-là ont toujours des prétentions exorbitantes.
– Mais encore, combien cela vaut-il?
– Que sais-je? peut-être trente, quarante mille francs, plus même, car on ne peut assigner de prix raisonnable à une chose toute de convenance…
– Comment! ce ne serait pas plus cher que cela? – m'écriai-je avec joie.
– Enfant! – me dit Gontran en me serrant tendrement la main.
– Mais qu'est-ce que c'est que trente mille francs auprès…?
– Écoutez, Mathilde, – me dit M. de Lancry en m'interrompant avec bonté, – puisque nous sommes sur ce chapitre, il faut que nous parlions un peu raison… et ménage, comme l'on dit; c'est très-ennuyeux, mais très-nécessaire, et puis je désire savoir si les dispositions que j'ai prises vous conviendront.
– Parlez, mon ami; mais je ne vous tiens pas quitte de notre maisonnette, j'y reviendrai tout à l'heure.
Gontran haussa les épaules en souriant, me regarda et continua:
– Vous comprenez, Mathilde, que notre position nous oblige à tenir un état de maison convenable, digne de notre fortune, et qui vous mette enfin à même de jouir des plaisirs de votre âge.
– Notre chalet… voilà tout l'état de maison que mon cœur désire.
– Mathilde, parlons sérieusement. Voici comment j'ai arrangé nos dispositions intérieures: nous aurons un maître d'hôtel, homme de confiance qui nous servira d'intendant; un valet de chambre pour vous, un pour moi; quatre valets de pied pour l'antichambre et…
– Mais, mon ami, je vous assure que pour moi je préfère réduire cette livrée, et conserver notre petit paradis.
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