Histoire littéraire d'Italie (3. Pierre Loius Ginguené
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Название: Histoire littéraire d'Italie (3

Автор: Pierre Loius Ginguené

Издательство: Public Domain

Жанр: Критика

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СКАЧАТЬ composition générale du grand tableau qu'il voulait tracer, et ne leur a donné en quelque sorte d'autre place dans son ouvrage que celle qu'ils tenaient dans les mœurs.

      Chez les Anglais, il y a eu aussi des imitateurs. Dryden est le plus remarquable par le genre de ses imitations; ce n'est pas sur des sujets gais et libres qu'elles portent; son génie grave lui dictait un autre choix. Sigismond et Guiscard est un des plus beaux morceaux de ce versificateur, si l'on n'ose pas dire de ce grand poëte; et c'est de Boccace qu'il l'a tiré. Tancrède, prince de Salerne, qui tue Guiscard, amant de sa fille Ghismonde, ou Sigismonde, et qui envoie son cœur dans un vase à cette amante infortunée; Ghismonde qui verse et boit dans ce vase un poison qu'elle tient préparé, et qui meurt aux yeux de son père, barbare une seule fois dans sa vie, et trop tard pénétré de repentir, forment un sujet terrible, traité par Boccace avec une énergique simplicité 104, et que Dryden a revêtu de toutes les couleurs de la poésie, sans en altérer le caractère primitif, l'intérêt, ni la terreur. Ce sujet qui offre, dans la catastrophe, des rapports avec l'histoire du Troubadour Cabestaing 105 et le roman du sire de Coucy, avait quelque chose de national, non pour Boccace, qui était Florentin, mais pour la princesse napolitaine qu'il ne songeait qu'à amuser ou à intéresser en écrivant ses Nouvelles. Cette aventure tragique arrivée dans la famille de Tancrède, l'un des derniers princes de la dynastie normande, était en quelque sorte une des traditions du pays. La Nouvelle que Boccace en sut tirer fit une sensation prodigieuse en Italie. Le célèbre Léonard d'Arezzo la traduisit en prose latine 106; Michel Accolti, son compatriote, en fit le sujet d'un capitolo ou chapitre en terza rima 107; le savant Beroalde la mit, au seizième siècle, en vers élégiaques latins 108; enfin, elle a reçu en Angleterre les honneurs d'une imitation poétique. Qu'il me soit permis de m'arrêter un instant, non sur cette imitation, mais sur quelques détails où Dryden a cru devoir entrer dans sa préface, et sur quelques autres emprunts qu'il a faits à Boccace sans le savoir; ces courtes observations pourront intéresser ceux qui cultivent à la fois la littérature italienne et la littérature anglaise.

      Outre Sigismonde et Guiscard, Dryden a encore imité du Décaméron, Théodore et Honorie, aventure plus bizarre qu'intéressante, dont les acteurs n'ont pas les mêmes noms dans Boccace 109; et Cimon et Iphigénie 110, autre aventure toute romanesque, mais qui ne manque pas d'intérêt. Il a très-bien connu, et franchement déclaré la source de ces deux fictions comme de la première; mais il n'a pas connu de même l'origine d'une fiction plus importante, dont il a fait un petit poëme en trois livres, sous le nom de Palémon et Arcite. Il l'a tirée du vieux Chaucer, dont il a rajeuni quelques autres fables. Il avait espéré, dit-il, pouvoir lui en attribuer l'invention 111; mais il a été détrompé en lisant à la fin de la septième Journée du Décaméron que Fiammette et Dionée chantent les aventures de Palémon et d'Arcite. Il en conclut que cette histoire était écrite avant Boccace, mais que le nom du premier auteur est inconnu. Nous avons vu ce que c'est que Palémon et Arcite et pourquoi Dionée et Fiammette chantent leurs aventures; Arcite et Palémon sont les deux héros du poëme de la Théséide. Chaucer avait tiré leur histoire de ce poëme de Boccace, que Dryden apparemment ne connut pas. Il ne connut pas davantage le Filostrado; et voici ce qui le prouve. Chaucer a fait un poëme en cinq livres, intitulé Troïle et Criséide; Dryden croit que l'ouvrage original dont il l'a tiré fut écrit par un vieux poëte lombard: mais Troïle, fils de Priam, et Chryséis, fille de Calchas sont, comme nous l'avons vu, les deux héros du Filostrato, et Chaucer a suivi de point en point l'intrigue et tous les incidents de ce poëme.

      Dryden s'est encore trompé en parlant de Griselidis, la dernière et la plus intéressante de toutes les Nouvelles du Décaméron. Celle fable, dit-il, est de l'invention de Pétrarque; il l'envoya à Boccace, de qui elle parvint à Chaucer 112. Ce qu'il y a de surprenant, ce n'est pas qu'un poëte anglais se soit mépris sur ce point d'histoire littéraire italienne; c'est qu'il lui suffisait de lire Chaucer pour ne pas tomber dans cette erreur. Dans ses Fables de Cantorbery (Cantorbery Tales), ouvrage évidemment calqué sur le Décaméron de Boccace, Chaucer a mis cette Nouvelle sous le titre de Fable du Clerc, parce que c'est un clerc, c'est-à-dire, un ecclésiastique qui la raconte. Voici ce qu'il fait dire à ce conteur dans le prologue 113: «Je vais vous conter une fable que j'ai apprise à Padoue, d'un digne Clerc, connu par ses paroles et par ses œuvres. Il est maintenant mort et cloué dans sa bière: je prie Dieu pour le repos de son ame; ce Clerc était François Pétrarque, poëte lauréat, dont la douce éloquence répandit un éclat poétique sur l'Italie entière 114, etc.» Ce fut vraisemblablement lorsqu'il fit partie d'une ambassade envoyée à Gênes, en 1373, par Édouard III, que Chaucer trouva l'occasion d'aller faire cette visite à Pétrarque, qui approchait alors de sa fin. Il se partageait entre le séjour de Padoue et celui de sa maison d'Arqua. Chaucer arriva sans doute au moment où l'ami de Boccace venait de lire le Décaméron pour la première fois. Il était si enchanté, comme on l'a vu dans sa Vie 115, de cette Nouvelle de Grisélidis, qu'il la récitait à tout le monde, et que, pour le plaisir de ceux qui n'entendaient pas la langue vulgaire, il la traduisit en latin. Peut-être même Pétrarque donna-t-il à Chaucer une copie de sa traduction 116: peut-être enfin est-ce aux éloges que Chaucer entendit un homme de l'âge et de la réputation de Pétrarque faire du Décaméron et de son auteur, qu'il dut la première idée de composer à peu près sur le même dessin, ses Fables de Cantorbéry; c'est ainsi que toutes les parties de l'histoire littéraire se tiennent et s'éclairent mutuellement.

      Du Décaméron de Boccace, Grisélidis, ce modèle unique de douceur, de patience et de résignation conjugale, passa dans tous les recueils de Romans et de Nouvelles, fut traduite dans toutes les langues, monta sur tous les théâtres; et sous toutes les formes elle a toujours excité le même intérêt. Mais où Boccace lui-même l'avait-il prise? Si ce fait avait quelque importance, il ne laisserait pas d'être difficile à éclaircir, tant ceux qui ont cru résoudre la question l'ont embrouillée 117! Heureusement il n'en a aucune. Quelque part que Boccace ait puisé le sujet de cette Nouvelle, soit dans un vieux manuscrit français, qu'il est pourtant peu vraisemblable qu'il ait pu connaître, soit dans quelque ancienne chronique qui se sera perdue depuis, soit même dans des traditions orales, dont il fit souvent usage 118, il s'est rendu ce sujet tellement propre, par la manière simple, naïve et touchante de le traiter, que c'est bien réellement à lui qu'elle appartient.

      Il s'est approprié de même, de quelque source qu'il l'ait tirée, la Nouvelle de Titus et Gisippe qui, dans la même Journée, précède celle de Grisélidis 119, et qui, dans un genre tout-à-fait différent, est peut-être plus intéressante encore. Le Grand d'Aussy veut qu'elle soit la même que le Fabliau des Deux bons Amis 120. Boccace n'y a fait, selon lui, que quelques légers changements. Il en a fait de bien importants à l'original que notre Fablier et lui ont imité chacun à leur manière. Dans le Conteur français, l'un des deux amis est Égyptien, l'autre Syrien, et la scène se passe à Bagdad. Ces circonstances et plusieurs autres, et le caractère même de l'aventure, décèlent une origine orientale 121; mais dans le Fabliau dont le Grand d'Aussy a sûrement conservé ce qu'il y avait de meilleur, il n'y a pourtant d'autre intérêt que celui de l'action même: point de passion, point d'éloquence, point de charme. Tout cela СКАЧАТЬ



<p>104</p>

Journ. IV, Nouv. I.

<p>105</p>

Boccace a aussi traité cet affreux sujet, même Journée, Nouvelle IX. Il s'y est tenu attaché à la tradition provençale, telle qu'elle se trouvait dans les vieux manuscrits provençaux, et telle que Manni l'a imprimée, Istor. del Decamer., p. 308; mais il y a bien plus d'intérêt, de passion et d'éloquence dans la Nouvelle de Tancrède.

<p>106</p>

Manni, ub. supr., p. 247.

<p>107</p>

Ibid., p. 257.

<p>108</p>

Manni, ub. supr., p. 264.

<p>109</p>

Au lieu de Théodore, c'est Nastagio degli Onesti; et au lieu d'Honorie, la fille de messire Paul Traversaro. Journée V, Nouv. VIII.

<p>110</p>

Journ. V, Nouv. I.

<p>111</p>

Voyez Préface des Fables ancient and modern., etc., Dryden's works, vol., II.

<p>112</p>

Préface des Fables ancient and modern., etc., ub. supr.

<p>113</p> I wol you tell a Tale which that ILerned at Padowe of a worthy Clerk,As preved by his wordes and his werk:He his now ded and nailed in his cheste,I pray to God so yeve his soule reste.Franceis Petrark, the Laureat poeteHighte this Clerk, whose rethoric sweteEnlumined all Itaille of poetrie; etc.

Dans les vers suivants, le Clerc anglais, ou Chaucer par son organe, critique le Clerc italien d'avoir commencé son récit par un prologue ou proœmium (a proheme), où il fait une description inutile du Mont-Vésuve, de la partie de l'Apennin qui borde la Lombardie, du Piémont et du marquisat de Saluces. Il traite cette description d'impertinente (me thinketh it a thing impertinent); elle n'est point dans la Nouvelle de Boccace, et c'est une des additions que Pétrarque y fit en la traduisant. (Voyez Fr. Petrarchœ sp. Basil, 1581, in-fol., p. 541). Il y a quelque temps qu'on annonça dans le Publiciste (24 octobre 1810), la traduction prête à paraître d'une Histoire littéraire allemande, très-estimée. On parlait de Chaucer, dans cette annonce, qui n'a rapport qu'à la littérature anglaise; on avouait que ce poëte avait composé ses Fables de Cantorbery, à l'imitation du Décaméron de Boccace; mais on y affirmait très-positivement, que «Chaucer se montre fort supérieur à l'auteur italien, par l'agrément du récit, l'esprit qui règne dans les détails, la finesse des observations, le talent avec lequel il y peint les caractères.» Je ne veux point élever autel contre autel, et soutenir mes Italiens contre les Allemands et les Anglais: Multæ sunt mansiones in domo patris mei. Je crois cependant que Boccace, si recommandable par la beauté du style, l'est peut-être plus encore par ces mêmes qualités que l'on prétend trouver en lui inférieures à ce qu'elles sont dans Chaucer. Je voudrais qu'on nous en eût donné de meilleures preuves qu'un certain portrait d'une None, rempli de traits tels que ceux-ci: À table, elle se comportait en personne fort bien élevée, ne laissait pas tomber un morceau de ses lèvres, et se gardait bien de mouiller ses doigts dans sa sauce; elle savait porter un morceau, et le tenir de façon qu'il ne tombât pas une goutte sur sa poitrine.» Ce sont là de ces peintures de caractères, ou plutôt de ces caricatures très-fréquentes dans les poëtes anglais et allemands, et qu'on ne trouve guère, il est vrai, dans les Italiens, si ce n'est dans le genre Bernesque. Il n'est pas sûr que le bon goût ait le droit de les en blâmer.

<p>114</p>

Le texte anglais dit plus énergiquement: Éclaira, de poésie, l'Italie entière.

<p>115</p>

Voyez tom. II, p. 431.

<p>116</p>

Ce qui est ci-dessus, p. 109 et 110, change cette conjecture en certitude.

<p>117</p>

Le Grand d'Aussy ne fait aucune difficulté de dire (Fabliaux, t. I, p. 269), que, «selon le Duchat, dans ses notes sur Rabelais, Griselidis était tirée d'un vieux manuscrit, autrefois de la bibliothèque de M. Foucault, intitulé le Parement des Dames, et que c'est d'après ce témoignage sans doute, que Manni, dans son Illustratione del Boccaccio, en a restitué l'honneur aux Français.» Or, Manni ne fait point cette restitution, et ne cite point le Duchat. Il dit (Istor. del Decamerone, p. 603): «Le fait a été regardé comme véritable par un auteur qui a observé que cette Nouvelle est prise d'un ancien manuscrit intitulé le Parement des Dames, de la bibliothèque de M. Foucault, et que Griselidis vivait en 1025;» et il cite en note, Bouchet, Annal. d'Aquitaine, l. III. Le Grand d'Aussy dit encore: «Philippe Foresti, historiographe italien, donne aussi cette histoire comme véritable.» C'est d'après Manni qu'il le dit; mais sait-on ce que dit Manni? le voici: «Cette histoire est rapportée comme véritable par un historiographe de profession, par le Père Philippe Foresti de Bergame, qui, dans son Supplément des Chroniques, s'exprime ainsi: «Ce trait de patience étant digne de servir d'exemple, comme je le trouve écrit dans François Pétrarque, je me suis déterminé à l'insérer dans cet ouvrage.» Le Père Foresti ne donne ici d'autre garant de l'histoire de Grisélidis, que Pétrarque, c'est-à-dire la traduction latine que Pétrarque avait faite de la Nouvelle de Boccace. C'est donc, en dernière analyse, Boccace lui-même qui est ici le garant de Foresti: la même question de savoir où Boccace avait pris cette histoire subsiste donc toujours, seulement un peu plus embrouillée qu'auparavant. Au reste, ce Foresti, que Le Grand d'Aussy transforme en autorité, était un pauvre moine augustin de la fin du quinzième siècle (mort en 1520, âgé de quatre-vingt-six ans); il donna ce titre de Supplément des Chroniques, à l'histoire générale qu'il fit en mauvais latin, parce qu'il prétendit recueillir tout ce qui était dispersé dans plusieurs autres Chroniques, et suppléer ce qui y manquait. Cet ouvrage fut composé avant 1473. (Voyez Tiraboschi, t. VI, part. II, p. 20), époque où le Décaméron de Boccace n'était imprimé que depuis peu d'années, les premières éditions n'étant que de 1470; et il est naturel de penser que ce bon moine ne les connaissait point. Son Supplément des Chroniques ne fut publié lui-même que vers 1483, à Venise; et malgré le peu d'élégance du style et le peu de critique de l'auteur (Tirab., loc. cit.), il a été réimprimé un assez grand nombre de fois.

<p>118</p>

Voyez ci-après, note 4.

<p>119</p>

Journ. X, Nouv. VIII.

<p>120</p>

Fables ou Contes, etc., t. II, p. 385.

<p>121</p>

M. Chénier est du même avis, dans son Discours sur les anciens Fabliaux, imprimé dans le Mercure de France, au commencement de l'an 1810, et qui fait partie d'une Histoire inédite de la Littérature française, dont tous les amis des lettres doivent désirer ardemment la publication.