L'eau profonde; Les pas dans les pas. Paul Bourget
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Название: L'eau profonde; Les pas dans les pas

Автор: Paul Bourget

Издательство: Public Domain

Жанр: Зарубежная классика

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СКАЧАТЬ où le plus inattendu des hasards la jetait. Elle héla un premier cocher qui passait, puis un second. A son appel ils opposèrent, celui-là un insolent silence, l'autre un imperceptible haussement d'épaules. Ils avaient tous deux leur voiture occupée.

      – «Que je suis sotte!..» se dit la petite baronne. «Je ne la rattraperais plus maintenant… Il faudrait savoir si elle est sortie de chez elle avec ses chevaux et ses gens…» Et, obéissant machinalement à l'instinct de police soudain éveillé en elle par cette rencontre, elle longeait déjà le trottoir qui va vers la place du Palais-Royal. Elle se préparait à passer la revue des équipages qui attendaient à la queue leu leu. Elle n'eut pas besoin d'une longue recherche pour reconnaître, debout parmi les autres domestiques en livrée qui stationnaient devant la grande porte, Jean, le valet de pied de la marquise. Un peu plus loin le cocher Joseph, assis sur son siège, maintenait les deux chevaux bais, attelés au coupé officiel. Valentine avait exécuté la classique manœuvre. Elle était descendue de sa voiture à cette entrée pour assurer un alibi à son emploi d'après-midi, en vertu de l'aphorisme du Misanthrope sans repentir: «Avant d'arriver où elle ne veut pas être vue, une femme qui sort va toujours où elle veut qu'on la voie.» – Et, encore une fois, où donc peut aller une jolie femme, et de ce rang, qui ne veut pas qu'on la voie?..

      II

HISTOIRE ABRÉGÉE D'UNE LONGUE HAINE

      Pour comprendre quels sentiments une pareille découverte soulevait chez Jeanne de La Node, il est nécessaire de préciser une situation de fait, déjà indiquée, et une situation de cœur plus essentielle encore. Certains actes sont par eux-mêmes si graves qu'ils semblent toucher la limite de notre culpabilité. Ils peuvent s'aggraver cependant encore, par la malice des sentiments qui nous y ont poussés. On l'a deviné à travers les lignes du début de ce récit: à la date où cette histoire commence, Mme de La Node avait une liaison avec Norbert de Chaligny, le mari de Valentine. Cette liaison durait depuis plus d'une année. Si l'on pense que les deux cousines n'étaient pas seulement apparentées par le sang, – étant les filles des deux frères, – mais qu'elles ne s'étaient jamais quittées; qu'elles avaient grandi ensemble, débuté dans le monde ensemble, et que cette intimité s'était accompagnée, qu'elle continuait de s'accompagner de ces chatteries de langage et de manières, la grâce caressante des amitiés féminines, – peut-être jugera-t-on que cette perfidie dépassait de beaucoup la mesure de ces coquets délits mondains, qui se commettent quotidiennement sous le nom jadis si grave, aujourd'hui très insignifiant, d'adultère. Le vrai crime de cette aventure n'était pourtant pas là, dans une trahison que la faiblesse d'un cœur surpris, un mariage mal assorti, – Jeanne était séparée de son mari depuis trois ans, – un amour partagé, pouvaient expliquer. Le motif véritable de la faute était pire que cette faute. Il tenait tout entier dans la plus mesquine, dans la plus dissimulée des passions, mais c'est la plus violente dont les natures sèches soient capables: Mme de La Node n'aimait pas Chaligny, elle haïssait Valentine, et depuis leur lointaine enfance, pour des raisons si profondes, si mêlées aux arrière-replis de sa personnalité, qu'elle les avait ignorés d'abord elle-même. Elle n'en était pas très consciente encore aujourd'hui. On ne s'avoue pas aisément que l'on envie quelqu'un, – le mot hideux de cette énigme morale est prononcé, – car c'est s'avouer à la fois une infériorité par rapport à celui que l'on envie, et la présence en soi d'un sentiment avilissant. Mais quelque déguisement que prennent nos bas instincts, leur vilenie n'en subsiste pas moins sous les formes hypocrites dont nous les habillons à notre propre regard, et c'était bien l'insupportable crispation de tout l'être devant la félicité d'un autre être que Jeanne avait commencé d'éprouver auprès de Valentine, dès l'enfance, quand elles étaient deux petites filles qui couraient dans les allées du parc, leur natte dans le dos. Cette même crispation, elle l'éprouvait à trente ans, maintenant que leur vie à toutes deux était faite, – «si injustement!» pensait Mme de La Node. De la destinée de sa cousine, Jeanne ne voyait que les réussites, de la sienne propre que ses échecs. En pensant et sentant ainsi, elle se trompait. Mais l'envie ne se trompe-t-elle pas toujours quand elle imagine la joie d'autrui? C'est là son premier châtiment: elle l'exagère, et en souffre davantage. Elle se trompe aussi le plus souvent quand, ensuite, elle essaie d'organiser le malheur qui doit la venger. Neuf fois sur dix, ses efforts, faussés par la haine, atteignent précisément le résultat contraire. La mise en lumière de ces deux lois, assez consolantes dans leur pessimisme, servira de moralité à cette analyse d'une crise aiguë traversée par un ménage parisien dans la première année du vingtième siècle.

      Comme tant de nos mauvais sentiments, cette envie de Jeanne pour sa cousine s'était insinuée dans son cœur sous ces apparences de délicates susceptibilités, qui nous permettent de mal agir en nous en excusant. Les pères des deux cousines étaient frères, je l'ai dit plus haut; ils s'appelaient, – d'après la funeste coutume française qui détruit la noblesse en multipliant les titres de courtoisie, au lieu que toute la maison devrait être titrée dans un seul membre, son représentant, – l'un le comte, l'autre le vicomte de Nerestaing. Valentine était la fille de l'aîné. Celui-ci avait hérité le magnifique donjon familial qui porte leur nom et qui partage, avec ceux de Rambures et de La Tour-Enguerrand, l'honneur d'être en Picardie la plus intacte des forteresses construites contre l'invasion anglaise. Nerestaing date de 1338, de l'armistice même que le pape Benoît XII imposa au roi Édouard III. Les partages, en attribuant cette merveille d'architecture médiévale au chef du nom et des armes, avaient relégué le cadet dans une gentilhommière avoisinante, échue aux Nerestaing par la libéralité d'un allié: les Saulaies. Jeanne y était née. Ses plus lointains souvenirs d'enfance lui montraient le pauvre castel – un ancien pavillon de chasse – où elle grandissait, et, par contraste, la seigneuriale demeure où habitait sa cousine. Ses impressions rétrospectives se précisaient. Elle se revoyait, toute petite encore, allant chercher Valentine, dont la mère venait de mourir, pour l'emmener passer quelques semaines dans ces modestes Saulaies. Son oncle allait voyager, afin de distraire son désespoir. Il avait perdu sa femme d'une façon presque foudroyante, en pleine fleur de jeunesse et de santé. C'est là, dans le séjour de l'orpheline auprès d'elle, que Jeanne avait commencé de souffrir. Elle avait toujours eu quelques-uns de ces incorrigibles défauts qui tiennent à la réaction la plus involontaire de notre système nerveux. Elle les gardait encore à trente ans, sous sa roideur jouée. Elle était impulsive et facilement désordonnée, inégale et capricieuse, remettant sans cesse au lendemain la besogne de la veille, perdeuse et gâcheuse; enfin une de ces machines nerveuses mal ajustées où les médecins modernes voient volontiers un type fruste de demi-hystérie. Sa mère, qui ne connaissait pas cette commodité des excuses physiologiques, lui avait toujours reproché ces fâcheuses dispositions. La présence de Valentine sous leur toit multiplia ces réprimandes, à cause de la comparaison. Celle qui allait devenir la gentille châtelaine du glorieux Nerestaing était en effet l'enfant la plus régulière, la plus réservée, la plus mesurée, une petite dame déjà; et sa tante, gagnée par son charme, se prit à la vanter à sa propre fille, avec une imprudente partialité, en même temps que, par une pitié naturelle, mais non moins imprudente, elle prodiguait à l'enfant sans mère les plus indulgentes gâteries. L'irrésistible et secret instinct d'antipathie presque animale qui avait rendu insupportables à Jeanne ces éloges et cette tendresse se justifiait trop, chez la fillette de treize ans, par la jalousie de l'affection maternelle. Cette aversion avait été si vive qu'un jour il lui était arrivé, seule dans la chambre de Valentine, de tacher d'encre les cahiers rangés sur la table, de déchirer les effets pendus dans l'armoire, de jeter par terre et de piétiner le portrait de sa cousine, follement, furieusement. Après dix-sept ans révolus, elle se rappelait quelle honte avait brûlé ses joues et son cœur quand Mme de Nerestaing l'avait surprise à cette honteuse occupation de vengeance. Et ç'avait été sa cousine qui avait demandé pardon pour elle et obtenu sa grâce. Ce méfait avait eu du moins cet avantage: Valentine partait presque aussitôt pour aller chez une autre de leurs parentes. La mère avait compris.

      Par une anomalie, étrange au premier regard et qui apparaîtra comme bien logique à la réflexion, cette jalousie conçue pour Valentine fut la cause que, pendant leurs années СКАЧАТЬ