L'eau profonde; Les pas dans les pas. Paul Bourget
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Название: L'eau profonde; Les pas dans les pas

Автор: Paul Bourget

Издательство: Public Domain

Жанр: Зарубежная классика

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СКАЧАТЬ un rien de hauteur et de la simplicité, un quant-à-soi tout en nuances. Mais aucune femme, ni aucun homme ne s'y trompe. Certes, Mme de La Node n'avait en elle, quand on analysait sa personne, rien de particulièrement remarquable. Il semblait qu'elle dût passer partout inaperçue. C'était une femme plutôt petite, jolie, d'une joliesse un peu menue, un peu sèche. Elle avait des yeux bruns dont les prunelles se faisaient aisément ternes au repos; des cheveux châtains, pareils à tous les cheveux châtains; une taille mince, pareille à toutes les tailles minces. Ses toilettes n'offraient, elles non plus, rien de très affirmé, de très voyant. Elle était habillée, ce jour-là, d'une robe de ville, d'un petit velours marron avec un semis de pois blancs, et coiffée d'un chapeau assorti, sans le moindre caractère d'excentricité. Et les acheteurs et les acheteuses qu'elle croisait la suivaient d'un regard plus appuyé, les vendeurs s'avançaient à son approche avec un empressement plus déférent. De ravissants détails: des oreilles coquettement ourlées, des dents très blanches et bien rangées, la finesse de ses mains et de ses pieds, corrigeaient sans doute ce que cet aspect général aurait eu d'indifférent, – n'eût été le je ne sais quoi. Mais elle l'avait, ce je ne sais quoi, et elle savait qu'elle l'avait. Un léger, un imperceptible pli d'impertinence flottait, plus encore qu'il ne se creusait, au coin de ses narines minces et de ses lèvres, sensuelles tout ensemble et sans bonté. C'était le défaut de cette physionomie: rendue à elle-même, et quand rien ne suscitait son attention, comme maintenant, il s'en dégageait une maussaderie qui pouvait déceler également l'apathie d'une Parisienne épuisée de frivolités et une extrême surveillance de soi. Cet air inamusable était tellement empreint sur ce visage délicat et inexpressif qu'il décourageait aussitôt l'attention que l'aristocratique allure de la passante avait suscitée.

      – «Ce n'est pas la peine d'essayer…» se disaient les vendeurs, qui se rabattaient sur d'autres clientes, d'aspect plus avenant.

      – «A quoi bon?..» songeaient les jeunes gens, comme il s'en rencontre toujours dans ces foules, prêts à suivre indéfiniment une femme distinguée, sans l'aborder, – pour en rêver ensuite, non moins indéfiniment. Pourtant, si l'un d'eux se fût attaché aux pas de la visiteuse, il eût vu subitement, à une certaine minute de cette promenade dans les galeries du grand magasin, ces traits, d'une froideur presque impassible, se contracter dans une expression de curiosité aiguë, un éclair s'allumer dans ces prunelles mornes, ce pas indifférent se hâter. Il fallait que, parmi cette foule houleuse qui piétinait et bruissait dans l'atmosphère de plus en plus étouffante, Mme de La Node eût aperçu quelque chose ou quelqu'un qui éveillait en elle des émotions profondes, car cette métamorphose instantanée, et qui, pour l'observateur étranger, eût tenu du miracle, s'était accomplie sur un coup d'œil. Une silhouette, apparue et reconnue, entre tant d'autres, au bas d'un escalier, y avait suffi; et voici que ses petits pieds précipitaient cette descente, voici qu'elle se haussait par-dessus les épaules dressées devant elle, pour ne pas perdre de la vue la personne dont la seule présence venait de la saisir ainsi. Cette présence n'avait pourtant rien que de très naturel, et cette personne n'était autre qu'une de ses cousines qui était, ou passait pour être une de ses amies intimes, la plus intime, la jeune marquise de Chaligny. Mais Jeanne de La Node avait ses motifs, et de très pressants (la suite de ce récit le démontrera trop), pour attacher une importance extrême aux moindres faits et gestes de cette prétendue amie:

      « – Valentine ici?..», se disait-elle donc en se glissant à travers le flot de plus en plus serré des acheteurs. Elle était guidée par la couleur grise de deux larges ailes d'oiseau qui garnissaient le chapeau de Mme de Chaligny, «après qu'elle m'a refusé de sortir ensemble, parce quelle avait à faire des visites? C'était donc un prétexte pour ne pas être avec moi… J'observais bien qu'elle changeait. Elle a des soupçons. Je le répète à Norbert, depuis Deauville… Mais voilà une occasion de l'interroger, ou jamais: ce refus de ma compagnie, et puis qu'elle soit là… Quand on veut savoir la vérité sur les grandes choses, il vaut mieux prendre de tout petits moyens… D'ailleurs, à sa mine, quand elle me verra, je jugerai ce qui en est…»

      Ce discours intérieur enveloppait un de ces redoutables secrets comme la vie élégante en cache tant sous ses rites frivoles. De se le prononcer avait mis du rose aux joues d'ordinaire trop pâles de la jeune femme. Ses mouvements avaient pris une agilité qui déjà, malgré les obstacles, la rapprochait de celle qu'elle poursuivait. Encore quelques secondes, elle la rattrapait, – quand, tout d'un coup, elle commença de ralentir son allure, comme si une idée nouvelle la déterminait à maintenir la distance qui la séparait de Mme de Chaligny. C'est qu'en enveloppant, en perscrutant du regard sa cousine qui ne la voyait pas, Mme de La Node venait d'éprouver, en effet, une impression, d'abord confuse et inconsciente, puis précisée jusqu'à devenir le principe d'une nouvelle curiosité: il lui avait semblé que l'autre traversait la foule comme quelqu'un qui cherche à s'y perdre, afin de dépister toute poursuite. La marquise était habillée d'une de ces robes de teinte neutre qui n'attirent pas l'attention. La voilette aux mailles serrées qui moulait son visage avait été choisie épaisse à dessein. Elle marchait vite, en personne extrêmement pressée, et sans prendre garde aux colifichets exposés autour d'elle:

      – «Où va-t-elle?..» Cette question n'eut pas plus tôt traversé l'esprit de Jeanne qu'elle y avait répondu mentalement comme auraient fait neuf cent quatre-vingt-dix-neuf Parisiennes sur mille. – Où donc peut aller une jolie femme de trente ans et qui se cache?.. – Était-il possible pourtant que Valentine, la sévère et prude Valentine, fût vraiment en train de se diriger vers un rendez-vous coupable, ou d'en revenir? Tout dans son caractère protestait contre une pareille hypothèse. Mme de La Node le savait mieux que n'importe qui, ayant été élevée avec elle, et se trouvant, pour des raisons qui n'étaient pas à sa gloire, au courant des plus intimes secrets de l'existence de sa cousine. Mais quand une femme n'est pas une honnête femme – et Jeanne n'en était pas une – elle ne croit jamais sans réserves à l'irréprochable vertu d'une autre. Que le plus léger indice la mette sur la voie de ce que l'argot du monde appelle «un paquet», et vous la verrez, fût-ce à propos de sa meilleure amie, déployer un génie de soupçon aussi flétrissant que celui d'un vieux magistrat. C'étaient certes des riens et qui pouvaient s'expliquer si simplement: ce refus de sortir à deux, ce prétexte de visites, puis cette entrée dans ce grand magasin! Il suffisait que Mme de Chaligny n'eût pas trouvé la ou les personnes qu'elle allait voir, ou bien qu'en passant rue de Rivoli, devant la principale façade de l'immense maison de nouveautés, l'idée d'un achat en retard lui eût traversé la mémoire. C'était un rien encore, cette mise effacée, ce voile épais, ce glissement presque furtif à travers la foule… Et déjà cette si vague, cette si gratuite hypothèse d'un mystère criminel contre-balançait, dans l'esprit de Jeanne, la longue expérience qu'elle avait de la nature de Valentine, puisqu'elle la suivait de loin, maintenant, et sans l'aborder. Elle la vit, marchant toujours de ce pied qui va droit vers son but, sans une distraction, sans un arrêt, s'engager de galerie en galerie et gagner enfin une porte écartée du magasin, presque à l'angle de la rue Saint-Honoré, en face de la rue Croix-des-Champs. Mme de Chaligny, au moment de pousser l'énorme battant vitré, fut prise dans un groupe d'arrivants. Elle dut attendre une minute et elle se retourna. La poursuivante, qui n'était qu'à quelques mètres, n'eut que le temps, pour n'être pas surprise en flagrant délit de son ignoble espionnage, de se retourner elle-même et de s'absorber dans la contemplation d'un lot d'objets de cuir étalés devant elle. Valentine de Chaligny ne l'avait-elle pas vue, ou bien, l'ayant reconnue, ne s'était-elle pas crue reconnue? Toujours est-il que Jeanne, lorsqu'elle regarda de nouveau, n'aperçut plus les ailes grises du chapeau, son point de repère dans cette course à deux à travers la cohue. Le soupçon grandissant continuait de la posséder avec tant de force qu'elle courut, plutôt qu'elle ne marcha, vers la porte, assez vite pour qu'arrivée sur le trottoir son regard circulaire, et qui fouilla trois rues à la fois, saisît la silhouette à la poursuite de laquelle elle s'acharnait. Mme de Chaligny parlementait avec le cocher d'un fiacre évidemment arrêté au passage. Cet homme retenait son cheval impatient au milieu de la rue Saint-Honoré, tout en écoutant l'adresse que lui donnait sa nouvelle cliente, la main СКАЧАТЬ