L'ensorcelée. Barbey d'Aurevilly
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Название: L'ensorcelée

Автор: Barbey d'Aurevilly

Издательство: Public Domain

Жанр: Зарубежная классика

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СКАЧАТЬ sur la terre. L’air n’avait pas de vent, et, dans la mate atmosphère, nul arbre ne bougeait, du tronc à la tige. Pour emprunter à maître Tainnebouy (que je rappellerai souvent dans ce récit) une expression énergique et familière : on cuisait dans son jus. L’homme qui s’avançait sur la lisière de la forêt paraissait brisé de fatigue. Il avait peut-être marché depuis le matin et amoncelé sur lui les lourdes influences de cette longue et dévorante journée. Quoi qu’il en fût à cet égard, aux yeux de toute personne accoutumée aux faits de cette époque et qui eût avisé cet inconnu, il n’aurait pas été un voyageur ordinaire, armé, par précaution, pour longer les bords de cette forêt, réputée si dangereuse que les voitures publiques ne la traversaient pas sans une escorte de gendarmeries. À sa tournure, à son costume, à ce je ne sais quoi qui s’élève, comme une voix, de la forme muette d’un homme, il était aisé, sinon de reconnaître, au moins de soupçonner qui il était, tout en s’étonnant de le voir errer seul à une heure de la soirée où le jour était si haut encore. En effet, ce devait être un Chouan ! Ses vêtements étaient d’un gris semblable au plumage de la chouette, couleur que les Chouans avaient, comme on sait, adoptée pour désorienter l’œil et la carabine des vedettes quand, au clair de la lune ou dans l’obscurité, ils se rangeaient contre un vieux mur ou s’aplatissaient dans un fossé comme un monceau de poussière que le vent y aurait charriée. Ces vêtements, fort simples, étaient coupés à peu près comme ceux que j’avais vus à maître Tainnebouy. Seulement, au lieu de la botte sans pied de notre herbager, l’inconnu portait des guêtres en cuit fauve qui lui montaient jusqu’au-dessus du genou, et sot grand chapeau, rabattu en couverture à cuve, couvrait presque entièrement son visage.

      Selon l’usage de ces guérillas de halliers, qui se reconnaissaient entre eux par des noms de guerre mystérieux comme des mots d’ordre, afin de n’offrir à l’ennemi que des prisonniers anonymes, rien, dans la mise de l’inconnu, n’indiquait qu’il fût un chef ou un soldat. Une ceinture, du cuir de ses guêtres, soutenait deux pistolets et un fort couteau de chasse, et il tenait de la main droite une espingole. D’ordinaire, les Chouans, qui n’allaient guères en expédition que la nuit, ne se montraient point sur les routes, de jour, avec leurs armes. Mais, comme personne ne savait mieux qu’eux l’état du pays, et comme ils eussent pu dire combien en une heure devaient passer de voyageurs et de voitures en tel chemin, c’est là ce qui donnait sans doute à ce Chouan, si c’en était un, sa sécurité. La diligence, avec son écharpe de gendarmes, était passée dans un flot de poussière vers les cinq heures, son heure accoutumée. Il ne s’exposait donc qu’à rencontrer quelques charrettes attelées de leurs quatre bœufs et de leurs deux chevaux, ou quelques fermiers et leurs femmes, montés sur leurs bidets d’allure, et revenant tranquillement des marchés voisins. C’était à peu près tout. Les routes ne ressemblaient point à ce qu’elles sont aujourd’hui ; elles n’étaient point, comme à présent, incessamment sillonnées de voitures élégantes et rapides. Terrifié par la guerre civile, le pays n’avait plus de ces communications qui sont la circulation d’une vie puissante. Les châteaux, orgueil de la France hospitalière, étaient en ruines ou abandonnés. Le luxe manquait. Il n’y avait de voitures que les voitures publiques. Quand on se reporte par la pensée à cette curieuse époque, on se rappelle la sensation que causa, même à Paris, la fameuse calèche blanche de M. de Talleyrand, la première qui ait, je crois, reparu après la Révolution. Du reste, pour en revenir à notre voyageur, au premier bruit suspect, à la première vue de mauvais augure, il n’avait qu’un léger saut à faire et il entrait dans la forêt.

      Mais s’il avait songé à tout cela, calculé tout cela, il n’y paraissait guère. Quand la précaution et la défiance dominent l’homme le plus brave, on s’en aperçoit dans sa démarche et jusque dans le moindre de ses mouvements. Or, le Chouan qui se traînait entre les deux bords de la forêt de Cerisy, appuyé sur son espingole comme un mendiant s’appuie sur son bâton fourchu et ferré, n’avait pas seulement la lenteur d’une fatigue affreuse, mais l’indifférence la plus complète à tout danger présent ou éloigné. Il ne fouillait point le fourré du regard. Il ne tendait point le cou pour écouter le bruit des chevaux dans l’éloignement. Il s’avançait insoucieusement, comme s’il n’avait pas eu conscience de sa propre audace. Et, de fait, il ne l’avait pas. L’obsession d’une pensée cruelle, ou l’abattement d’une fatigue immense, l’empêchait d’éprouver la palpitation du danger, chère aux hommes de courage. Aussi, de sang-froid, commit-il une grande imprudence. Il s’arrêta et s’assit sur le revers du fossé qui séparait le bois de la route, et là il ôta son chapeau qu’il jeta sur l’herbe, comme un homme vaincu par la chaleur et qui veut respirer.

      C’est à ce moment que ceux qui l’auraient vu auraient compris son insouciance pour tous les dangers possibles, eussent-ils été rassemblés autour de lui et embusqués derrière chaque arbre de la forêt qui s’élevait aux deux bords du chemin. Débarrassé de son grand chapeau, sa figure, qu’il ne cachait plus, en disait plus long que n’aurait fait le plus éloquent des langages. Jamais peut-être, depuis Niobé, le soleil n’avait éclairé une si poignante image du désespoir. La plus horrible des douleurs de la vie y avait incrusté sa dernière angoisse. Beau, mais marqué d’un sceau fatal, le visage de l’inconnu semblait sculpté dans du marbre vert, tant il était pâle ! et cette pâleur verdâtre et meurtrie ressortait durement sous le bandeau qui ceignait ses tempes, car il portait le mouchoir noué autour de la tête comme tous les Chouans, qui couchaient à la belle étoile, et ce mouchoir, dont les coins pendaient derrière les oreilles, était un foulard ponceau, passé en fraude, comme on commençait d’en exporter de Jersey à la côte de France. Aperçus de dessous cette bande d’un âpre éclat, les yeux du Chouan, cernés de deux cercles d’un noir d’encre, et dont le blanc paraissait plus blanc par l’effet du contraste, brillaient de ce feu profond et exaspéré qu’allume dans les prunelles humaines la funèbre idée du suicide. Ils étaient vraiment effrayants. Pour qui connaît la physionomie, il était évident que cet homme allait se tuer. Selon toute probabilité, il était de ceux qui avaient pris part à un engagement de troupes républicaines et de Chouans, lequel avait eu lieu aux environs de Saint-Lô, le matin même ; un de ces vaincus de la Fosse, qui fut vraiment la fosse de plus d’un brave et la dernière espérance des Chasseurs du Roi. Son front portait la lueur sinistre d’un désastre plus grand que le malheur d’un seul homme. Redressé à moitié sur le flanc comme un loup courageux abattu, cet homme isolé avait, dans la poussière de ce fossé, une incomparable grandeur : c’était la grandeur de l’instant suprême… Il tourna vers le soleil du soir, qui, comme un bourreau attendri, semblait lui compter avec mélancolie le peu d’instants qui lui restaient à vivre, un regard d’une lenteur altière ; et ses yeux, qu’il allait fermer à jamais, luttèrent, sans mollir, avec le disque de rubis de l’astre éblouissant encore, comme s’il eût cherché à ce cadran flamboyant si l’heure enfin était sonnée à laquelle il s’était juré, dans son âme, qu’il cesserait de respirer. Qui sait ? c’était peut-être la même heure où l’héroïque ménétrier Bras-de-Violon ouvrait gaiement sur l’aire d’une grange ce bal intrépide de blessés et d’échappés au feu qu’il conduisit toute une nuit avec son bras fracassé. Seulement, pour ces joyeux compères à l’espoir éternel, et pour lui, cette heure n’avait pas le même timbre. Il n’acceptait pas si légèrement sa défaite. À en juger par la profondeur de sa peine, il devait être un des chefs les plus élevés de son parti, car on ne s’identifie si bien à une cause perdue, pour périr avec elle, que quand on tient à elle par la chaîne du commandement. Résolu donc à en partager la destinée, il avait ouvert le gilet strictement boutonné sur sa poitrine, et, sous la chemise collée à la peau par les caillots d’un sang coagulé, il avait pris un parchemin cacheté qui renfermait sans doute des instructions importantes, car, l’ayant déchiré avec ses dents comme une cartouche, il en mangea tous les morceaux. Dans sa préoccupation sublime, il ne rabattit pas même son œil d’aigle sur la blessure de son sein, qui se remit à couler… Quand, le soir du combat des Trente, Beau manoir Bois-de-ton-sang en but pour se désaltérer, certes, il était bien beau, et l’Histoire n’a pas oublié ce grand СКАЧАТЬ