Название: Les Trois Mousquetaires / Три мушкетера
Автор: Александр Дюма
Издательство: КАРО
Серия: Littérature classique (Каро)
isbn: 978-5-9925-1601-2
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Ces trois autres s’escrimaient contre lui de leurs épées fort agiles. D’Artagnan prit d’abord ces fers pour des fleurets d’escrime, il les crut boutonnés : mais il reconnut bientôt à certaines égratignures que chaque arme, au contraire, était affilée et aiguisée à souhait, et à chacune de ces égratignures, non seulement les spectateurs, mais encore les acteurs riaient comme des fous.
Celui qui occupait le degré en ce moment tenait merveilleusement ses adversaires en respect. On faisait cercle autour d’eux : la condition portait qu’à chaque coup le touché quitterait la partie, en perdant son tour d’audience au profit du toucheur. En cinq minutes trois furent effleurés, l’un au poignet, l’autre au menton, l’autre à l’oreille par le défenseur du degré, qui lui-même ne fut pas atteint : adresse qui lui valut, selon les conventions arrêtées, trois tours de faveur.
Si difficile non pas qu’il fût, mais qu’il voulût être à étonner, ce passe-temps étonna notre jeune voyageur ; il avait vu dans sa province, cette terre où s’échauffent cependant si promptement les têtes, un peu plus de préliminaires aux duels, et la gasconnade de ces quatre joueurs lui parut la plus forte de toutes celles qu’il avait ouïes jusqu’alors, même en Gascogne. Il se crut transporté dans ce fameux pays des géants où Gulliver alla depuis et eut si grand-peur ; et cependant il n’était pas au bout : restaient le palier et l’antichambre.
Sur le palier on ne se battait plus, on racontait des histoires de femmes, et dans l’antichambre des histoires de cour. Sur le palier, d’Artagnan rougit ; dans l’antichambre, il frissonna. Son imagination éveillée et vagabonde, qui en Gascogne le rendait redoutable aux jeunes femmes de chambre et même quelquefois aux jeunes maîtresses, n’avait jamais rêvé, même dans ces moments de délire, la moitié de ces merveilles amoureuses et le quart de ces prouesses galantes, rehaussées des noms les plus connus et des détails les moins voilés. Mais si son amour pour les bonnes moeurs fut choqué sur le palier, son respect pour le cardinal fut scandalisé dans l’antichambre. Là, à son grand étonnement, d’Artagnan entendait critiquer tout haut la politique qui faisait trembler l’Europe, et la vie privée du cardinal, que tant de hauts et puissants seigneurs avaient été punis d’avoir tenté d’approfondir : ce grand homme, révéré par M. d’Artagnan père, servait de risée aux mousquetaires de M. de Tréville, qui raillaient ses jambes cagneuses et son dos voûté ; quelques-uns chantaient des Noëls sur Mme d’Aiguillon, sa maîtresse, et Mme de Combalet, sa nièce, tandis que les autres liaient des parties contre les pages et les gardes du cardinal-duc, toutes choses qui paraissaient à d’Artagnan de monstrueuses impossibilités.
Cependant, quand le nom du roi intervenait parfois tout à coup à l’improviste au milieu de tous ces quolibets cardinalesques, une espèce de bâillon calfeutrait pour un moment toutes ces bouches moqueuses ; on regardait avec hésitation autour de soi, et l’on semblait craindre l’indiscrétion de la cloison du cabinet de M. de Tréville ; mais bientôt une allusion ramenait la conversation sur Son Éminence, et alors les éclats reprenaient de plus belle, et la lumière n’était ménagée sur aucune de ses actions.
« Certes, voilà des gens qui vont être embastillés et pendus, pensa d’Artagnan avec terreur, et moi sans aucun doute avec eux, car du moment où je les ai écoutés et entendus, je serai tenu pour leur complice. Que dirait monsieur mon père, qui m’a si fort recommandé le respect du cardinal, s’il me savait dans la société de pareils païens ? »
Aussi comme on s’en doute sans que je le dise, d’Artagnan n’osait se livrer à la conversation ; seulement il regardait de tous ses yeux, écoutant de toutes ses oreilles, tendant avidement ses cinq sens pour ne rien perdre, et malgré sa confiance dans les recommandations paternelles, il se sentait porté par ses goûts et entraîné par ses instincts à louer plutôt qu’à blâmer les choses inouïes qui se passaient là.
Cependant, comme il était absolument étranger à la foule des courtisans de M. de Tréville, et que c’était la première fois qu’on l’apercevait en ce lieu, on vint lui demander ce qu’il désirait. À cette demande, d’Artagnan se nomma fort humblement, s’appuya du titre de compatriote, et pria le valet de chambre qui était venu lui faire cette question de demander pour lui à M. de Tréville un moment d’audience, demande que celui-ci promit d’un ton protecteur de transmettre en temps et lieu.
D’Artagnan, un peu revenu de sa surprise première, eut donc le loisir d’étudier un peu les costumes et les physionomies.
Au centre du groupe le plus animé était un mousquetaire de grande taille, d’une figure hautaine et d’une bizarrerie de costume qui attirait sur lui l’attention générale. Il ne portait pas, pour le moment, la casaque d’uniforme, qui, au reste, n’était pas absolument obligatoire dans cette époque de liberté moindre mais d’indépendance plus grande, mais un justaucorps bleu de ciel, tant soit peu fané et râpé, et sur cet habit un baudrier magnifique, en broderies d’or, et qui reluisait comme les écailles dont l’eau se couvre au grand soleil. Un manteau long de velours cramoisi tombait avec grâce sur ses épaules découvrant par-devant seulement le splendide baudrier auquel pendait une gigantesque rapière.
Ce mousquetaire venait de descendre de garde à l’instant même, se plaignait d’être enrhumé et toussait de temps en temps avec affectation. Aussi avait-il pris le manteau, à ce qu’il disait autour de lui, et tandis qu’il parlait du haut de sa tête, en frisant dédaigneusement sa moustache, on admirait avec enthousiasme le baudrier brodé, et d’Artagnan plus que tout autre.
« Que voulez-vous, disait le mousquetaire, la mode en vient ; c’est une folie, je le sais bien, mais c’est la mode. D’ailleurs, il faut bien employer à quelque chose l’argent de sa légitime.
– Ah ! Porthos ! s’écria un des assistants, n’essaie pas de nous faire croire que ce baudrier te vient de la générosité paternelle : il t’aura été donné par la dame voilée avec laquelle je t’ai rencontré l’autre dimanche vers la porte Saint-Honoré.
– Non, sur mon honneur et foi de gentilhomme, je l’ai acheté moi-même, et de mes propres deniers, répondit celui qu’on venait de désigner sous le nom de Porthos.
– Oui, comme j’ai acheté, moi, dit un autre mousquetaire, cette bourse neuve, avec ce que ma maîtresse avait mis dans la vieille.
– Vrai, dit Porthos, et la preuve c’est que je l’ai payé douze pistoles. »
L’admiration redoubla, quoique le doute continuât d’exister.
« N’est-ce pas, Aramis ? » dit Porthos se tournant vers un autre mousquetaire.
Cet autre mousquetaire formait un contraste parfait avec celui qui l’interrogeait et qui venait de le désigner sous le nom d’Aramis : c’était un jeune homme de vingt-deux à vingt-trois ans à peine, à la figure naïve et doucereuse, à l’oeil noir et doux et aux joues roses et veloutées comme une pêche en automne ; sa moustache fine dessinait sur sa lèvre supérieure une ligne d’une rectitude parfaite ; ses mains semblaient craindre de s’abaisser, de peur que leurs veines ne se gonflassent, et de temps en temps il se pinçait le bout des oreilles pour les maintenir d’un incarnat tendre et transparent. D’habitude il parlait peu et lentement, saluait beaucoup, riait sans bruit en montrant ses dents, qu’il avait belles et dont, comme du reste de sa personne, il semblait prendre le plus grand soin. Il répondit par un signe de tête affirmatif à l’interpellation de son ami.
Cette affirmation parut avoir fixé tous les doutes à l’endroit du baudrier ; on continua donc de l’admirer, mais on n’en parla plus ; et par un de ces revirements rapides de la pensée, la conversation passa tout à coup à un autre sujet.
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