Название: Les Oeuvres Complètes de Proust, Marcel
Автор: Marcel Proust
Издательство: Bookwire
Жанр: Языкознание
isbn: 4064066373511
isbn:
D’ailleurs peu à peu chaque refus de la voir me fit moins de peine. Et comme elle me devenait moins chère, mes souvenirs douloureux n’avaient plus assez de force pour détruire dans leur retour incessant la formation du plaisir que j’avais à penser à Florence, à Venise. Je regrettais à ces moments-là d’avoir renoncé à entrer dans la diplomatie et de m’être fait une existence sédentaire, pour ne pas m’éloigner d’une jeune fille que je ne verrais plus et que j’avais déjà presque oubliée. On construit sa vie pour une personne et quand enfin on peut l’y recevoir, cette personne ne vient pas, puis meurt pour vous et on vit prisonnier dans ce qui n’était destiné qu’à elle. Si Venise semblait à mes parents bien lointain et bien fiévreux pour moi, il était du moins facile d’aller sans fatigue s’installer à Balbec. Mais pour cela il eût fallu quitter Paris, renoncer à ces visites, grâce auxquelles, si rares qu’elles fussent, j’entendais quelquefois Mme Swann me parler de sa fille. Je commençais du reste à y trouver tel ou tel plaisir où Gilberte n’était pour rien.
Quand le printemps approcha, ramenant le froid, au temps des Saints de glace et des giboulées de la Semaine Sainte, comme Mme Swann trouvait qu’on gelait chez elle, il m’arrivait souvent de la voir recevant dans des fourrures, ses mains et ses épaules frileuses disparaissant sous le blanc et brillant tapis d’un immense manchon plat et d’un collet, tous deux d’hermine, qu’elle n’avait pas quittés en rentrant et qui avaient l’air des derniers carrés des neiges de l’hiver plus persistants que les autres et que la chaleur du feu ni le progrès de la saison n’avaient réussi à fondre. Et la vérité totale de ces semaines glaciales mais déjà fleurissantes était suggérée pour moi dans ce salon, où bientôt je n’irais plus, par d’autres blancheurs plus enivrantes, celles par exemple, des «boules de neige» assemblant au sommet de leurs hautes tiges nues comme les arbustes linéaires des préraphaélites, leurs globes parcellés mais unis, blancs comme des anges annonciateurs et qu’entourait une odeur de citron. Car la châtelaine de Tansonville savait qu’avril, même glacé, n’est pas dépourvu de fleurs, que l’hiver, le printemps, l’été, ne sont pas séparés par des cloisons aussi hermétiques que tend à le croire le boulevardier qui jusqu’aux premières chaleurs s’imagine le monde comme renfermant seulement des maisons nues sous la pluie. Que Mme Swann se contentât des envois que lui faisait son jardinier de Combray, et que par l’intermédiaire de sa fleuriste «attitrée» elle ne comblât pas les lacunes d’une insuffisante évocation à l’aide d’emprunts faits à la précocité méditerranéenne, je suis loin de le prétendre et je ne m’en souciais pas. Il me suffisait pour avoir la nostalgie de la campagne, qu’à côté des névés du manchon que tenait Mme Swann, les boules de neige (qui n’avaient peut-être dans la pensée de la maîtresse de la maison d’autre but que de faire, sur les conseils de Bergotte, «symphonie en blanc majeur» avec son ameublement et sa toilette) me rappelassent que l’Enchantement du Vendredi Saint figure un miracle naturel auquel on pourrait assister tous les ans si l’on était plus sage, et aidées du parfum acide et capiteux de corolles d’autres espèces dont j’ignorais les noms et qui m’avait fait rester tant de fois en arrêt dans mes promenades de Combray, rendissent le salon de Mme Swann aussi virginal, aussi candidement fleuri sans aucune feuille, aussi surchargé d’odeurs authentiques, que le petit raidillon de Tansonville.
Mais c’était encore trop que celui-ci me fût rappelé. Son souvenir risquait d’entretenir le peu qui subsistait de mon amour pour Gilberte. Aussi, bien que je ne souffrisse plus du tout durant ces visites à Mme Swann, je les espaçai encore et cherchai à la voir le moins possible. Tout au plus, comme je continuais à ne pas quitter Paris, me concédai-je certaines promenades avec elle. Les beaux jours étaient enfin revenus, et la chaleur. Comme je savais qu’avant le déjeuner Mme Swann sortait pendant une heure et allait faire quelques pas avenue du Bois, près de l’Étoile, et de l’endroit qu’on appelait alors, à cause des gens qui venaient regarder les riches qu’ils ne connaissaient que de nom, le «Club des Pannés», j’obtins de mes parents que le dimanche – car je n’étais pas libre en semaine à cette heure-là – je pourrais ne déjeuner que bien après eux, à une heure un quart, et aller faire un tour auparavant. Je n’y manquai jamais pendant ce mois de mai, Gilberte étant allée à la campagne chez des amies. J’arrivais à l’Arc de Triomphe vers midi. Je faisais le guet à l’entrée de l’avenue, ne perdant pas des yeux le coin de la petite rue par où Mme Swann, qui n’avait que quelques mètres à franchir, venait de chez elle. Comme c’était déjà l’heure où beaucoup de promeneurs rentraient déjeuner, ceux qui restaient étaient peu nombreux et, pour la plus grande part, des gens élégants. Tout d’un coup, sur le sable de l’allée, tardive, alentie et luxuriante comme la plus belle fleur et qui ne s’ouvrirait qu’à midi, Mme Swann apparaissait, épanouissant autour d’elle une toilette toujours différente mais que je me rappelle surtout mauve; puis elle hissait et déployait sur un long pédoncule, au moment de sa plus complète irradiation, le pavillon de soie d’une large ombrelle de la même nuance que l’effeuillaison des pétales de sa robe. Toute une suite l’environnait; Swann, quatre ou cinq hommes de club qui étaient venus la voir le matin chez elle ou qu’elle avait rencontrés: et leur noire ou grise agglomération obéissante, exécutant les mouvements presque mécaniques d’un cadre inerte autour d’Odette, donnait l’air à cette femme qui seule avait de l’intensité dans les yeux, de regarder devant elle, d’entre tous ces hommes, comme d’une fenêtre dont elle se fût approchée, et la faisait surgir, frêle, sans crainte, dans la nudité de ses tendres couleurs, comme СКАЧАТЬ