Название: Les Oeuvres Complètes de Proust, Marcel
Автор: Marcel Proust
Издательство: Bookwire
Жанр: Языкознание
isbn: 4064066373511
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Enfin éclata mon premier sentiment d’admiration: il fut provoqué par les applaudissements frénétiques des spectateurs. J’y mêlai les miens en tâchant de les prolonger, afin que, par reconnaissance, la Berma se surpassant, je fusse certain de l’avoir entendue dans un de ses meilleurs jours. Ce qui est du reste curieux, c’est que le moment où se déchaîna cet enthousiasme du public fut, je l’ai su depuis, celui où la Berma a une de ses plus belles trouvailles. Il semble que certaines réalités transcendantes émettent autour d’elles des rayons auxquels la foule est sensible. C’est ainsi que, par exemple, quand un événement se produit, quand à la frontière une armée est en danger, ou battue, ou victorieuse, les nouvelles assez obscures qu’on reçoit et d’où l’homme cultivé ne sait pas tirer grand’chose excitent dans la foule une émotion qui le surprend et dans laquelle, une fois que les experts l’ont mis au courant de la véritable situation militaire, il reconnaît la perception par le peuple de cette «aura» qui entoure les grands événements et qui peut être visible à des centaines de kilomètres. On apprend la victoire, ou après coup quand la guerre est finie, ou tout de suite par la joie du concierge. On découvre un trait génial du jeu de la Berma huit jours après l’avoir entendue, par la critique, ou sur le coup par les acclamations du parterre. Mais cette connaissance immédiate de la foule étant mêlée à cent autres toutes erronées, les applaudissements tombaient le plus souvent à faux, sans compter qu’ils étaient mécaniquement soulevés par la force des applaudissements antérieurs comme dans une tempête, une fois que la mer a été suffisamment remuée, elle continue à grossir, même si le vent ne s’accroît plus. N’importe, au fur et à mesure que j’applaudissais, il me semblait que la Berma avait mieux joué. «Au moins, disait à côté de moi une femme assez commune, elle se dépense celle-là, elle se frappe à se faire mal, elle court, parlez-moi de ça, c’est jouer.» Et heureux de trouver ces raisons de la supériorité de la Berma, tout en me doutant qu’elles ne l’expliquaient pas plus que celle de la Joconde, ou du Persée de Benvenuto, l’exclamation d’un paysan: «C’est bien fait tout de même! c’est tout en or, et du beau! quel travail!», je partageai avec ivresse le vin grossier de cet enthousiasme populaire. Je n’en sentis pas moins, le rideau tombé, un désappointement que ce plaisir que j’avais tant désiré n’eût pas été plus grand, mais en même temps le besoin de le prolonger, de ne pas quitter pour jamais, en sortant de la salle, cette vie du théâtre qui pendant quelques heures avait été la mienne, et dont je me serais arraché comme en un départ pour l’exil, en rentrant directement à la maison, si je n’avais espéré d’y apprendre beaucoup sur la Berma par son admirateur auquel je devais qu’on m’eût permis d’aller à Phèdre, M. de Norpois. Je lui fus présenté avant le dîner par mon père qui m’appela pour cela dans son cabinet. À mon entrée, l’Ambassadeur se leva, me tendit la main, inclina sa haute taille et fixa attentivement sur moi ses yeux bleus. Comme les étrangers de passage qui lui étaient présentés, au temps où il représentait la France, étaient plus ou moins – jusqu’aux chanteurs connus – des personnes de marque et dont il savait alors qu’il pourrait dire plus tard, quand on prononcerait leur nom à Paris ou à Pétersbourg, qu’il se rappelait parfaitement la soirée qu’il avait passée avec eux à Munich ou à Sofia, il avait pris l’habitude de leur marquer par son affabilité la satisfaction qu’il avait de les connaître: mais de plus, persuadé que dans la vie des capitales, au contact à la fois des individualités intéressantes qui les traversent et des usages du peuple qui les habite, on acquiert une connaissance approfondie, et que les livres ne donnent pas, de l’histoire, de la géographie, des moeurs des différentes nations, du mouvement intellectuel de l’Europe, il exerçait sur chaque nouveau venu ses facultés aiguës d’observateur afin de savoir de suite à quelle espèce d’homme il avait à faire. Le gouvernement ne lui avait plus depuis longtemps confié de poste à l’étranger, mais dès qu’on lui présentait quelqu’un, ses yeux, comme s’ils n’avaient pas reçu notification de sa mise en disponibilité, commençaient à observer avec fruit, cependant que par toute son attitude il cherchait à montrer que le nom de l’étranger ne lui était pas inconnu. Aussi, tout en me parlant avec bonté et de l’air d’importance d’un homme qui sait sa vaste expérience, il ne cessait de m’examiner avec une curiosité sagace et pour son profit, comme si j’eusse été quelque usage exotique, quelque monument instructif, ou quelque étoile en tournée. Et de la sorte il faisait preuve à la fois, à mon endroit, de la majestueuse amabilité du sage Mentor et de la curiosité studieuse du jeune Anacharsis.
Il ne m’offrit absolument rien pour la Revue des Deux-Mondes, mais me posa un certain nombre de questions sur ce qu’avaient été ma vie et mes études, sur mes goûts dont j’entendis parler pour la première fois comme s’il pouvait être raisonnable de les suivre, tandis que j’avais cru jusqu’ici que c’était un devoir de les contrarier. Puisqu’ils me portaient du côté de la littérature, il ne me détourna pas d’elle; il m’en parla au contraire avec déférence comme d’une personne vénérable et charmante du cercle choisi de laquelle, à Rome ou à Dresde, on a gardé le meilleur souvenir et qu’on regrette par suite des nécessités de la vie de retrouver si rarement. Il semblait m’envier en souriant d’un air presque grivois les bons moments que, plus heureux que lui et plus libre, elle me ferait passer. Mais les termes mêmes dont il se servait me montraient la Littérature comme trop différente de l’image que je m’en étais faite à Combray, et je compris que j’avais eu doublement raison de renoncer à elle. Jusqu’ici СКАЧАТЬ