Название: Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï
Автор: León Tolstoi
Издательство: Bookwire
Жанр: Языкознание
isbn: 4064066446673
isbn:
«Vois-tu, mon ami, on ne vit pas, on dort quand on n’a pas un amour dans le cœur. Nous sommes les enfants de la poussière, mais, lorsqu’on aime, on devient Dieu, on devient pur comme au premier jour de la création!… Qui va là? Envoie-le au diable, je n’ai pas le temps!»
Mais Lavrouchka s’approcha de lui sans se déconcerter:
«Ce n’est personne, c’est le maréchal des logis à qui vous avez dit de venir chercher l’argent.»
Denissow fit un geste d’impatience aussitôt réprimé:
«Mauvaise affaire, grommela-t-il… Dis donc, Rostow, combien y a-t-il dans ma bourse?
— Sept pièces neuves et trois vieilles.
— Ah! Mauvaise affaire! Que fais-tu là planté comme une borne? Va chercher le maréchal des logis!
— Denissow, je t’en prie, s’écria Rostow en rougissant, prends de mon argent, tu sais que j’en ai.
— Je n’aime pas à emprunter aux amis. Non, je n’aime pas cela.
— Si tu ne me traites pas en camarade, tu m’offenseras sérieusement; j’en ai, je t’assure, répéta Rostow.
— Mais non, je te le répète…»
Denissow s’approcha du lit pour retirer sa bourse de dessous l’oreiller:
«Où l’as-tu cachée?
— Sous le dernier oreiller.
— Elle n’y est pas!…»
Et Denissow jeta les deux oreillers par terre.
«C’est vraiment inouï!
— Tu l’auras fait tomber, attends, dit Rostow, en secouant les oreillers à son tour et en rejetant également de côté la couverture… Pas de bourse!… Aurais-je donc oublié? Mais non, puisque j’ai même pensé que tu la gardais sous ta tête comme un trésor. Je l’ai bien mise là pourtant; où est-elle donc? Ajouta-t-il en se tournant vers Lavrouchka.
— Elle doit être là où vous l’avez laissée, car je ne suis pas entré!
— Et je te dis qu’elle n’y est pas.
— C’est toujours la même histoire… vous oubliez toujours où vous mettez les choses… regardez dans vos poches.
— Mais non, te dis-je, puisque j’ai pensé au trésor… je me rappelle très bien que je l’ai mise là.»
Lavrouchka défit entièrement le lit, regarda partout, fureta dans tous les coins, et s’arrêta au beau milieu de la chambre, en étendant les bras avec stupéfaction. Denissow, qui avait suivi tous ses mouvements en silence, se tourna à ce geste vers Rostow:
«Voyons, Rostow, cesse de plaisanter!»
Rostow, en sentant peser sur lui le regard de son ami, releva les yeux et les baissa aussitôt. Son visage devint pourpre et la respiration lui manqua.
«Il n’y a eu ici que le lieutenant et vous deux, donc elle doit y être! Dit Lavrouchka.
— Eh bien, alors, poupée du diable, remue-toi… cherche, s’écria Denissow devenu cramoisi, et le menaçant du poing: il, faut qu’elle se trouve, sans cela je te cravacherai… je vous cravacherai tous!…»
Rostow boutonna sa veste, agrafa son ceinturon et prit sa casquette.
«Trouve-la, te dis-je, continuait Denissow en secouant son domestique et en le poussant violemment contre la muraille.
— Laisse-le, Denissow, je sais qui l’a prise…»
Et Rostow se dirigea vers la porte, les yeux toujours baissés. Denissow, ayant subitement compris son allusion, s’arrêta et lui saisit la main:
«Quelle bêtise! S’écria-t-il si fortement que les veines de son cou et de son front se tendirent comme des cordes. Tu deviens fou, je crois… la bourse est ici, j’écorcherai vif ce misérable et elle se retrouvera.
— Je sais qui l’a prise, répéta Rostow d’une voix étranglée.
— Et moi, je te défends…» s’écria Denissow.
Mais Rostow s’arracha avec colère à son étreinte.
«Tu ne comprends donc pas, lui dit-il, en le regardant droit et ferme dans les yeux, tu ne comprends donc pas ce que tu me dis? Il n’y avait que moi ici; donc, si ce n’est pas l’autre, c’est… et il se précipita hors de la chambre sans achever sa phrase.
— Ah! Que le diable t’emporte, toi et tout le reste!»
Ce furent les dernières paroles qui arrivèrent aux oreilles de Rostow; peu d’instants après il entrait dans le logement de Télianine.
«Mon maître n’est pas à la maison, lui dit le domestique, il est allé à l’état-major… Est-il arrivé quelque chose? Ajouta-t-il, en remarquant la figure bouleversée du junker.
— Non, rien!
— Vous l’avez manqué de peu.»
Sans rentrer chez lui, Rostow monta à cheval et se rendit à l’état-major, qui était établi à trois verstes de Saltzeneck; il y avait là un petit «traktir» où se réunissaient les officiers. Arrivé devant la porte, il y vit attaché le cheval de Télianine; le jeune officier était attablé dans la chambre du fond devant un plat de saucisses et une bouteille de vin.
«Ah! Vous voilà aussi, jeune adolescent, dit-il en souriant et en élevant ses sourcils.
— Oui,» dit Rostow avec effort, et il s’assit à une table voisine, à côté de deux Allemands et d’un officier russe.
Tous gardaient le silence, on n’entendait que le cliquetis des couteaux. Ayant fini de déjeuner, le lieutenant tira de sa poche une longue bourse, en fit glisser les coulants de ses petits doigts blancs et recourbés à la poulaine, y prit une pièce d’or et la tendit au garçon.
«Dépêchez-vous, dit-il.
— Permettez-moi d’examiner cette bourse,» murmura Rostow en s’approchant.
Télianine, dont les yeux, comme d’habitude, ne se fixaient nulle part, la lui passa.
«Elle est jolie, n’est-ce pas? Dit-il en pâlissant légèrement… voyez, jeune homme.»
Le regard de Rostow se porta alternativement sur la bourse et sur le lieutenant.
«Tout cela restera à Vienne, si nous y arrivons, car ici, dans ces vilains petits trous, on ne peut guère dépenser son argent, ajouta-t-il avec une gaieté forcée… Rendez-la-moi, je m’en vais.»
СКАЧАТЬ