Название: La Guerre et la Paix (Texte intégral)
Автор: León Tolstoi
Издательство: Bookwire
Жанр: Языкознание
isbn: 4064066445522
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«Nous ne sommes pourtant pas sur le Champ-de-Mars, Michel Larionovitch, où l’on attend pour commencer la revue que tous les régiments soient rassemblés, continua l’Empereur, en jetant cette fois un coup d’œil à l’empereur François comme pour l’inviter, sinon à prendre part à la conversation, au moins à l’écouter; mais ce dernier ne parut pas s’en préoccuper.
«C’est justement pour cela, sire, que je ne commence pas, dit Koutouzow à haute et intelligible voix, car nous ne sommes pas à une revue, nous ne sommes pas sur le Champ-de-Mars.»
À ces paroles, les officiers de la suite s’entre-regardèrent. «Il a beau être vieux, il ne devrait pas parler ainsi,» disaient clairement leurs figures, qui exprimaient la désapprobation.
L’Empereur fixa son regard attentif et scrutateur sur Koutouzow, dans l’attente de ce qu’il allait sans doute ajouter. Celui-ci, inclinant respectueusement la tête, garda le silence. Ce silence dura une seconde, après laquelle, reprenant l’attitude et le ton d’un inférieur qui demande des ordres:
«Du reste, si tel est le désir de Votre Majesté?» dit-il.
Et appelant à lui le chef de la colonne, Miloradovitch, il lui donna l’ordre d’attaquer.
Les rangs s’ébranlèrent, et deux bataillons de Novgorod et un bataillon du régiment d’Apchéron défilèrent.
Au moment où passait le bataillon d’Apchéron, Miloradovitch s’élança en avant; son manteau était rejeté en arrière et laissait voir son uniforme chamarré de décorations. Le tricorne orné d’un immense panache posé de côté, il salua crânement l’Empereur en arrêtant court son cheval devant lui.
«Avec l’aide de Dieu, général! Lui dit celui-ci.
– Ma foi, sire, nous ferons tout ce que nous pourrons,» s’écria-t-il gaiement, tandis que la suite souriait de son étrange accent français.
Miloradovitch fit faire volte-face à son cheval et se retrouva à quelques pas en arrière de l’Empereur. Les soldats, excités par la vue du tsar, marchaient en cadence d’un pas rapide et plein d’entrain.
«Enfants! Leur cria tout à coup Miloradovitch, oubliant la présence de son souverain et partageant lui-même l’élan de ses braves, dont il avait été le compagnon sous le commandement de Souvarow… enfants! Ce n’est pas le premier village que vous allez enlever à la baïonnette!
– Prêts à servir,» répondirent les soldats.
À leurs cris, le cheval de l’Empereur, le même qu’il montait pendant les revues en Russie, eut comme un frisson d’inquiétude. Ici, sur le champ de bataille d’Austerlitz, surpris du voisinage de l’étalon noir de l’Empereur François, il dressait les oreilles au bruit inusité des décharges, sans en comprendre la signification, et sans se douter de ce que pensait et ressentait son auguste cavalier.
L’Empereur sourit, en désignant à un de ses intimes les bataillons qui s’éloignaient.
XVI
Koutouzow, accompagné de ses aides de camp, suivit au pas les carabiniers.
À une demi-verste de distance, il s’arrêta près d’une maison isolée, une auberge abandonnée sans doute, située à l’embranchement de deux routes qui descendaient toutes deux la montagne et qui étaient toutes deux couvertes de nos troupes.
Le brouillard se dissipait, et on commençait à distinguer les masses confuses de l’armée ennemie sur les hauteurs d’en face. On entendait un feu très vif à gauche dans le vallon. Koutouzow causait avec le général autrichien; le prince André pria ce dernier de lui passer la longue-vue.
«Voyez, voyez, disait l’étranger, voilà les Français!» Et il indiqua, non un point éloigné, mais le pied de la montagne qu’ils avaient devant eux.
Les deux généraux et les aides de camp se passèrent fiévreusement la longue-vue. Une terreur involontaire se peignit sur leurs traits: les Français, qu’on croyait à deux verstes, s’étaient dressés inopinément devant eux!
«C’est l’ennemi!… Mais non!… Mais certainement!… Comment est-ce possible?» dirent plusieurs voix…
Et le prince André voyait à droite monter à la rencontre du régiment d’Apchéron une formidable colonne de Français, à cinq cents pas de l’endroit où ils se tenaient.
«Voilà l’heure! Se dit-il… Il faut arrêter le régiment, Votre Haute Excellence!» À ce moment, une épaisse fumée couvrit tout le paysage, une forte décharge de mousqueterie retentit à leurs oreilles, et une voix haletante de frayeur s’écria à deux pas: «Fini, camarades, fini!…» Et, comme si un ordre émanait de cette voix, des masses énormes de soldats refoulés, se poussant, se bousculant, passèrent en fuyant, au même endroit, où, cinq minutes auparavant, ils avaient défilé devant les empereurs. Essayer d’arrêter cette foule était une folie, car elle entraînait tout sur son passage. Bolkonsky résistait avec peine au torrent et ne comprenait que vaguement ce qui venait d’arriver. Nesvitsky, rouge et hors de lui, criait à Koutouzow qu’il allait être fait prisonnier, s’il ne se portait pas en arrière. Koutouzow, immobile, tira son mouchoir et s’en couvrit la joue d’où le sang coulait. Le prince André se fraya un passage jusqu’à lui:
«Vous êtes blessé? Lui dit-il avec émotion.
– La plaie n’est pas là, mais ici!» dit Koutouzow, en pressant son mouchoir sur sa blessure et en désignant les fuyards.
«Arrêtez-les!» s’écria-t-il.
Mais, comprenant aussitôt l’inutilité de cet appel, il piqua des deux, et, prenant sur la droite au milieu d’une nouvelle troupe de fuyards, il se vit entraîné avec elle en arrière.
Leur masse était si serrée qu’il lui était impossible de s’en dégager. Dans cette confusion les uns criaient, les autres se retournaient et tiraient en l’air. Koutouzow, parvenu enfin à sortir du courant, se dirigea avec sa suite, terriblement diminuée, vers l’endroit d’où partait la fusillade. Le prince André, faisant des efforts surhumains pour le rejoindre, aperçut sur la descente, à travers la fumée, une batterie russe, qui n’avait pas encore cessé son feu et vers laquelle se précipitaient des Français. Un peu, au-dessus d’elle se tenait immobile l’infanterie russe. Un général s’en détacha et s’approcha de Koutouzow, dont la suite se réduisait à quatre personnes. Pâles et émues, ces quatre personnes se regardaient en silence.
«Arrêtez ces misérables!» dit Koutouzow au chef de régiment. Et, comme pour le punir de ces mots, une volée de balles, semblable à une nichée d’oiseaux, passa en sifflant au-dessus du régiment et de sa tête. Les Français attaquaient la batterie, et, ayant aperçu Koutouzow, ils tiraient sur lui. À cette nouvelle décharge, le commandant de régiment porta vivement la main à sa jambe; quelques soldats tombèrent, et le porte-drapeau laissa échapper le drapeau de ses mains: vacillant un moment, il s’accrocha aux baïonnettes des soldats; ceux-ci se mirent à tirer sans en avoir reçu СКАЧАТЬ