Название: Le meurtre d'une âme
Автор: Daniel Lesueur
Издательство: Bookwire
Жанр: Языкознание
isbn: 4064066073794
isbn:
Le soir, vers neuf heures, la Louison sortit. Dehors, un souffle moite l'enveloppa. Le vent soufflait du sud. La neige commençait à fondre. C'était le dégel. La femme du garde rentra, pour glisser ses pieds chaussés de feutre dans des socques de bois. Puis elle se dirigea vers le château. Le long des allées, une obscurité d'encre traînait sous le ciel bas. Le sol spongieux s'écrasait sous ses semelles. Les arbres en s'égouttant laissaient parfois tomber comme une larme sur son visage.
Elle arriva devant la terrasse et vit les croisées du rez-de-chaussée lumineuses, comme le soir où elle venait chercher Mlle Armande pour la conduire auprès de l'Italien. Louise gravit les marches du perron. Mais le bruit de ses socques sur la pierre l'interloqua. En deux coups de pied, elle s'en débarrassa et traversa la terrasse, ne sentant pas que ses chaussons se trempaient sur les dalles ruisselantes. S'arrêtant devant une fenêtre, elle regarda dans l'intérieur. C'était l'un des salons, qui servait de salle à manger au colonel. Celui-ci était encore à table, avec deux officiers subalternes. Tous trois fumaient, buvaient des liqueurs, devisaient avec une gaieté épaisse, dans le débraillement de leurs uniformes, car la digestion les échauffait, et la cheminée, bourrée de bois, flambait comme si la température ne se fût pas attiédie. Les ceinturons glissaient des tailles massives. Les faces rougeoyaient. Les bottes crottées se posaient sur les soies anciennes des petites chaises délicieuses. On voyait les éperons crever le tendre tissu.
Ces hommes-là, bientôt, sans doute, rentrés chez eux, se sangleraient et se redresseraient pour des dîners de gala. Ils diraient des fadeurs aux dames, s'extasieraient devant des mobiliers de style, et sembleraient tirer leur plus grand plaisir des raffinements de l'élégance mondaine, de la discrétion des causeries, de l'arrangement artistique du cadre. Ici, le fond de nature éclatait dans la joie des contraintes abolies, de la civilisation bafouée, de l'art livré à l'ordure. Ces gens du monde—car c'en étaient—ne goûtaient, dans leur victoire, que l'ignoble délice de s'affranchir des lois du monde, de donner cours à la bestialité tenue en laisse depuis leur naissance. Le goût instinctif de destruction, inné chez tout être humain, en se satisfaisant, libérait en eux la sauvagerie primitive. Ils souillaient ou brisaient des meubles qu'ils eussent admirés dans un musée, fendaient des tableaux dont ils auraient vanté la poésie dans une exposition, se vautraient sur des étoffes dont la délicatesse les eût fait s'extasier devant un connaisseur. Tant il est vrai que presque tout est convention dans la politesse sociale, et comédie dans la subtilité des sensations dont se targuent les foules cultivées. Mais bénis soient les artistes, qui jettent cette parure somptueuse sur les laideurs de la grossièreté humaine! Et louées à jamais soient la vanité et la mode, qui contraignent les plus réfractaires à s'en parer!
Louise ne réfléchissait pas si loin. Elle frémissait de dégoût et de haine devant cet étalage de brutalité soldatesque. Surtout elle s'hypnotisait d'aversion devant le colonel. Elle regardait sa face empourprée, sous les cheveux pâles, ses prunelles vacillantes entre les paupières alourdies, sa bouche odieuse bavant dans un rire le jus d'un cigare, ses mains énormes, la saillie débridée de son ventre sous l'uniforme entr'ouvert. Elle était venue jusqu'ici à l'appel de cet homme-là! Était-ce possible?... Pour son mari!... Mais son mari, son Lucien, préférerait cent fois la mort. Elle avait eu l'idée de cette soumission monstrueuse, elle, la Louison, qui portait aux profondeurs de son être l'enfant de son amour, le fils de l'absent, de celui qui, peut-être, mourait à cette heure par le fait même d'hommes tels que celui-ci, vêtus de cet uniforme, coiffés de ce casque, dont elle voyait luire la forme agressive et abhorrée!... Elle eut un cri étouffé, s'ébroua toute, comme pour secouer une effroyable souillure, et se détournant, courut, glissa ses pieds trempés dans ses sabots, puis s'enfuit dans la nuit, parmi la neige, en déroute, sous les pleurs des arbres, vers la petite maison où palpitaient, chauds encore, les baisers de son Lucien.
A ce moment, le colonel brandebourgeois disait à ses subalternes, dans le plus pur allemand:
—«Et maintenant, les enfants, vous allez me ficher la paix. J'attends la visite de la petite jardinière aux cheveux noirs. Une Française pure race, celle-là. Ça frétille et ça riposte, et ça a le diable sous la peau... C'est souple et vif comme une anguille... Depuis que je l'ai approchée cet après-midi, j'en ai du salpêtre dans les veines. Allez vous promener où vous voudrez. Mais si vous la rencontrez, pas de blague, hein?... Elle est à moi... La part du chef... Et si elle crie un peu, tâchez de ne pas entendre.»
III
L'ARRÊT DU DESTIN
La blessure de Michel était suffisamment cicatrisée pour qu'il se remît en route. Et même ce garçon énergique n'eût pas attendu que la guérison fût aussi complète s'il n'avait eu la plus irrésistible des raisons pour reculer son départ. Maintenant que la neige avait fondu, ne risquant pas de déceler les traces compromettantes, la communication devenait plus facile entre le souterrain et le château. Mlle de Solgrès n'avait plus à faire le grand détour extérieur par le bois. En un instant, elle traversait le parc, s'enfonçait dans le ravin broussailleux, découvrait parmi les ronces la porte de fer, si bien dissimulée sous une couche de terre et de plantes grimpantes... Elle mettait la clef dans la serrure... Jamais elle n'avait besoin de tourner le pène. Le battant s'écartait comme de lui-même. Quelqu'un était là, toujours, à toute minute... A peine s'était-elle glissée dans l'ouverture, que deux bras aimants se refermaient autour d'elle... Et tout aussitôt le premier baiser dissipait miraculeusement les craintes, les hésitations, l'angoisse confuse, dont elle frissonnait tout à l'heure le long du chemin. D'ailleurs, ce n'était pas du remords qu'éprouvait Armande. Son esprit simple, sa nature inculte et droite, tenus à l'écart des subtilités sociales, ne pouvait concevoir qu'il y eût du mal à suivre jusqu'au bout un sentiment aussi absolu que celui qui l'entraînait vers Michel. «Puisque je suis certaine d'être née pour l'aimer et lui donner le bonheur, puisque je n'ai plus désormais que ce but dans ma vie, l'hypocrisie, le mensonge, la faute, consisteraient à me refuser à lui. Dussé-je subir plus tard la honte et les pires souffrances, je resterai fière d'avoir été choisie par la destinée pour être la récompense de son héroïsme, de son dévouement à la France.» Voilà comment raisonnait la jeune fille. L'enthousiasme et l'amour gonflaient son cœur ardent. Et comment n'aurait-elle pas adoré l'être charmant, beau et aventureux, qui tremblait d'une émotion si tendre quand il la tenait contre son cœur, et qui, depuis la première rencontre de leurs lèvres, avait su la rassurer en lui dévoilant une âme éclatante de loyauté et si délicieusement pénétrée de reconnaissance!...
Le matin du jour où l'Italien devait partir, Mlle de Solgrès, en sortant du souterrain, vint trouver Louise Bellard.
—«Écoute...» lui dit-elle. «C'est aujourd'hui qu'il nous quitte.»
Elle n'avait pas besoin de le nommer. Depuis presque une quinzaine que le volontaire garibaldien était leur hôte secret, les deux femmes n'avaient eu l'imagination occupée que de lui. Et la Louison n'était pas sans avoir pénétré les sentiments de sa jeune maîtresse.
—«Oui,» reprit Mlle de Solgrès. «J'ai bien peur qu'à sa première marche forcée, la blessure ne se rouvre. Mais il ne pense qu'à son devoir. Et ce n'est pas à moi de lui dire qu'il a tort.
—Dieu vous bénira tous les deux, mademoiselle.
—Puisse-t-il nous réunir bientôt!» murmura l'amoureuse.
C'était une confidence. Louise en profita pour s'écrier:
СКАЧАТЬ