Название: Baccara
Автор: Hector Malot
Издательство: Bookwire
Жанр: Языкознание
isbn: 4064066089610
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Cependant ces moeurs qui étaient alors celles de la fabrique elbeuvienne s'étaient peu à peu modifiées; le bien-être, le brillant, le luxe, la vie de plaisir, jusque-là à peu près inconnus, avaient gagné petit à petit, et l'on avait vu des fils enrichis abandonner le commerce paternel, ou ne le continuer que mollement, avec indifférence, lassitude ou dégoût. A quoi bon se donner de la peine? Ne valait-il pas mieux jouir de leur fortune dans les terres qu'ils achetaient, ou les châteaux qu'ils se faisaient construire avec le faste de parvenus?
Mais les Adeline n'avaient pas suivi ce mouvement, et chez eux les habitudes, les usages, les procédés de la vieille maison étaient en 1830 ce qu'ils avaient été en 1800, en 1870 ce qu'ils avaient été en 1850. Quand la vapeur avait révolutionné l'industrie, ils ne l'avaient point systématiquement repoussée mais ils ne l'avaient admise que prudemment, au moment juste où ils auraient déchu en ne l'employant pas; encore, au lieu de se lancer dans des installations coûteuses, s'étaient-ils contentés de louer à un voisin la force motrice nécessaire à la marche de leurs métiers mécaniques. Bonnes pour leurs concurrents, les innovations, mauvaises pour eux. Ils étaient les plus hauts représentants de la fabrique en chambre, ils voulaient rester ce qu'ils avaient toujours été. Les manufactures puissantes qui s'étaient élevées autour d'eux ne les avaient point tentés. Ils n'enviaient point ces casernes vitrées en serres et ces hautes cheminées qui, jour et nuit, vomissaient des tourbillons de fumée. C'était le chiffre d'affaires qui seul méritait considération, et le leur était supérieur à ceux de leurs rivaux. Ils pouvaient donc continuer la vieille industrie elbeuvienne, celle où les nombreuses opérations de la fabrication du drap, le dégraissage de la laine en suint, la teinture, le séchage, le cardage, la filature, le bobinage, l'ourdissage, le tissage, le dégraissage en pièces, le foulage, le lainage, le tondage, le décatissage s'exécutent au dehors dans des ateliers spéciaux ou chez l'ouvrier même, et où la fabrique ne sert qu'à visiter les produits de ces diverses opérations et à créer la nouveauté au moyen de l'agencement des fils et du coloris.
Ailleurs qu'à Elbeuf cette prudence et ces façons de gagne-petit eussent peut-être amoindri et déconsidéré les Adeline, mais en Normandie on estime avant tout la prudence et on respecte les gagne-petit. Quand on disait: «Voyez les Adeline», ce n'était pas avec pitié, c'était avec envie quelquefois et le plus souvent avec admiration. Avec eux on écrasait les imprudents qui s'étaient ruinés, aussi bien que les parvenus fils d'épinceteuses ou de rentrayeuses qui, au lieu de continuer le commerce de leurs pères, jouaient à la grande vie dans leurs hôtels ou leurs châteaux.
Constant Adeline, le chef de la maison actuelle, était le digne héritier de ces sages fabricants; d'aucun de ses pères on n'avait pu dire aussi justement que de lui: «Voyez Adeline»; et on l'avait dit, on l'avait répété à satiété, à propos de tout, dans toutes les circonstances:—dès le collège où il s'était montré intelligent et studieux, bon camarade, estimé de ses professeurs, le Benjamin de l'aumônier, heureux de trouver en lui un garçon élevé chrétiennement et de complexion religieuse, ce qui était rare dans la génération de 1830;—plus tard au tribunal de Commerce, au conseil général et enfin à la Chambre, où il était un excellent député, appliqué au travail, vivant en dehors des intrigues de couloir, ne parlant que sur ce qu'il connaissait à fond et alors se faisant écouter de tous, votant selon sa conscience tantôt pour, tantôt contre le ministère, sans qu'aucune considération de groupe ou d'intérêt particulier pesât sur lui.
A un certain moment cependant, ce modèle avait inspiré des craintes à ses amis. Après avoir travaillé quelques années dans la fabrique paternelle en sortant du collège, il avait fait un voyage d'études en Allemagne, en Autriche, en Russie, et alors on avait dit, à Elbeuf, qu'une femme galante l'accompagnait; un acheteur en laines les avait rencontrés dans des casinos, où Adeline jouait gros jeu.
—Un Adeline! Etait-ce possible? Un garçon si sage! La «femme galante», on la lui pardonnait; il faut bien que jeunesse se passe. Mais les casinos?
Épouvanté, le père avait couru en Allemagne, ne s'en rapportant à personne pour sauver son fils. Celui-ci n'avait fait aucune résistance, et, soumis, repentant, il était revenu à Elbeuf: il s'était laissé entraîner; comment? il ne le comprenait pas, n'aimant pas le jeu; mais humilié d'avoir perdu son argent, il avait voulu le rattraper.
On l'avait alors marié.
Et depuis cette époque, il avait été, comme ses amis le disaient en plaisantant, l'exemple des maris, des fabricants, des juges au tribunal de Commerce, des conseillers généraux, des jurés d'exposition et et des députés.
—Voyez Adeline!
Que lui manquait-il pour être l'homme le plus heureux du monde? N'avait-il pas tout,—l'estime, la considération, les honneurs, la fortune?—et une honnête fortune, loyalement acquise si elle n'était pas considérable.
II
C'était dans le gros public qu'on parlait de la fortune des Adeline, là où l'on s'en tient aux apparences et où l'on répète consciencieusement les phrases toutes faites sans s'inquiéter de ce qu'elles valent; il y avait cent cinquante ans que cette fortune était monnaie courante de la conversation à Elbeuf, on continuait à s'en servir.
Mais, parmi ceux qui savent et qui vont au fond des choses, cette croyance à une fortune, solide et inébranlable, commençait à être amoindrie.
A sa mort, le père de Constant Adeline avait laissé deux fils: Constant, l'aîné, chef de la maison d'Elbeuf, et Jean, le cadet, qui, au lieu de s'associer avec son frère, avait fondé à Paris une importante maison de laines en gros, si importante qu'elle avait des comptoirs de vente au Havre et à Roubaix, d'achat à Buenos-Ayres, à Moscou, à Odessa, à Saratoff. Celui-là n'avait que le nom des Adeline; en réalité, c'était un ambitieux et un aventureux; la fortune gagnée dans le commerce petit à petit lui paraissait misérable, il lui fallait celle que donne en quelques coups hardis la spéculation. S'il avait vécu, peut-être l'eût-il réalisée. Mais, surpris par la mort, il avait laissé de grosses, de très grosses affaires engagées qui s'étaient liquidées par la ruine complète—la sienne, celle de sa femme, celle de sa mère. A la vérité, elles pouvaient ne pas payer, mais alors c'était la faillite. Elles s'étaient sacrifiées et l'honneur avait été sauf. Pour acquitter ce lourd passif, la femme avait abandonné tout ce qu'elle possédait, et la mère, après avoir vendu ses propriétés et ses valeurs mobilières, s'était encore fait rembourser par son fils aîné la part qui lui revenait dans la maison d'Elbeuf. Constant eût pu résister à la demande de sa mère; en tout cas, il eût pu ne donner que la moitié de cette part; il l'avait donnée entière, autant par respect pour la volonté de sa mère que pour l'honneur de son nom qui ne devait pas figurer au tableau des faillites.
Un commerçant ne retire pas douze cent mille francs de ses affaires sans embarras et sans trouble, cependant Constant Adeline avait pu s'imposer cette saignée sans compromettre, semblait-il, la solidité de sa maison; s'il s'en trouvait un peu gêné, quelques bonnes années combleraient ce trou; il n'avait qu'à travailler.
Mais justement à cette époque avait commencé une crise commerciale qui dure encore, et un changement radical dans la mode qui, à la nouveauté en tissu foulé, fabriqué à Elbeuf depuis trente ou quarante ans avec une supériorité reconnue, a fait préférer le tissu fortement serré en chaîne et en trame, fabriqué en Angleterre et à Roubaix;—au lieu СКАЧАТЬ