Название: L'Argent
Автор: Emile Zola
Издательство: Bookwire
Жанр: Языкознание
isbn: 4064066086862
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Brusquement, au moment où il entamait le fromage qu'il venait de commander, une grosse voix lui fit lever la tête.
«Je vous demande pardon, mon cher. Il m'a été impossible de venir plus tôt.»
Enfin, c'était Huret, un normand du Calvados, une figure épaisse et large de paysan rusé, qui jouait l'homme simple. Tout de suite, il se fit servir n'importe quoi, le plat du jour, avec un légume.
«Eh bien» demanda sèchement Saccard, qui se contenait.
Mais l'autre ne se pressait pas, le regardait en homme finassier et prudent. Puis, en se mettant à manger, avançant la face et baissant la voix:
«Et bien, j'ai vu le grand homme.... Oui, chez lui, ce matin.... Oh! il a été très gentil, très gentil pour vous.»
Il s'arrêta, but un grand verre de vin, se mit une pomme de terre dans la bouche.
«Alors?
—Alors, mon cher, voici.... Il veut bien faire pour vous tout ce qu'il pourra, il vous trouvera une très jolie situation, mais pas en France... Ainsi, par exemple, gouverneur dans une de nos colonies, une des bonnes. Vous y seriez le maître, un vrai petit prince.»
Saccard était devenu blême.
«Dites donc, c'est pour rire, vous vous fichez du monde!... Pourquoi pas tout de suite la déportation!... Ah! Il veut se débarrasser de moi. Qu'il prenne garde que je finisse par le gêner pour de bon!»
Huret restait la bouche pleine, conciliant.
«Voyons, voyons, on ne veut que votre bien, laissez-nous faire.
—Que je me laisse supprimer, n'est-ce pas?... Tenez! tout à l'heure, on disait que l'empire n'aurait bientôt plus une faute à commettre. Oui, la guerre d'Italie, le Mexique, l'attitude vis-à-vis de la Prusse. Ma parole, c'est la vérité!... Vous ferez tant de bêtises et de folies, que la France entière se lèvera pour vous flanquer dehors.»
Du coup, le député, la fidèle créature du ministre, s'inquiéta, palissant, regardant autour de lui.
«Ah! permettez, permettez, je ne peux pas vous suivre.... Rougon est un honnête homme, il n'y a pas de danger, tant qu'il sera là... Non, n'ajoutez rien, vous le méconnaissez, je tiens à le dire.»
Violemment, étouffant sa voix entre ses dents serrées, Saccard l'interrompit.
«Soit, aimez-le, faites votre cuisine ensemble.... Oui ou non, veut-il me patronner ici, à Paris?
—A Paris, jamais!»
Sans ajouter un mot, il se leva, appela le garçon, pour payer, tandis que, très calme, Huret, qui connaissait ses colères, continuait à avaler de grosses bouchées de pain et le laissait aller, de peur d'un esclandre. Mais, à ce moment, dans la salle, il y eut une forte émotion.
Gundermann venait d'entrer, le banquier roi, le maître de la Bourse et du monde, un homme de soixante ans, dont l'énorme tête chauve, au nez épais, aux yeux ronds, à fleur de tête, exprimait un entêtement et une fatigue immenses. Jamais il n'allait à la Bourse, affectant même de n'y pas envoyer de représentant officiel; jamais non plus il ne déjeunait dans un lieu public. Seulement, de loin en loin, il lui arrivait, comme ce jour-là, de se montrer au restaurant Champeaux, où il s'asseyait à une des tables pour se faire simplement servir un verre d'eau de Vichy, sur une assiette. Souffrant depuis vingt ans d'une maladie d'estomac, il ne se nourrissait absolument que de lait.
Tout de suite, le personnel fut en l'air pour apporter le verre d'eau, et tous les convives présents s'aplatirent. Moser, l'air anéanti, contemplait cet homme qui savait les secrets, qui faisait à son gré la hausse ou la baisse, comme Dieu fait le tonnerre. Pillerault lui-même le saluait, n'ayant foi qu'en la force irrésistible du milliard. Il était midi et demi, et Mazaud, qui lâchait vivement Amadieu, revint, se courba devant le banquier, dont il avait parfois l'honneur de recevoir un ordre. Beaucoup de boursiers étaient ainsi en train de partir, qui restèrent debout, entourant le dieu, lui faisant une cour d'échines respectueuses, au milieu de la débandade des nappes salies; et ils le regardaient avec vénération prendre le verre d'eau, d'une main tremblante, et le porter à ses lèvres décolorées.
Autrefois, dans les spéculations sur les terrains de la plaine Monceau; Saccard avait eu des discussions, toute une brouille même avec Gundermann. Ils ne pouvaient s'entendre, l'un passionné et jouisseur, l'autre sobre et d'une froide logique. Aussi le premier, dans sa colère, exaspéré encore par cette entrée triomphale, s'en allait-il, lorsque l'autre l'appela.
«Dites donc, mon bon ami, est-ce vrai? vous les quittez affaires.... Ma foi, vous faites bien, ça vaut mieux.»
Ce fut, pour Saccard, un coup de fouet en plein visage. Il redressa sa petite taille, il répliqua d'une voie aiguë comme une épée:
«Je fonde une maison de crédit au capital de vingt-cinq millions, et je compte aller vous voir bientôt.»
Et il sortit, laissant derrière lui le brouhaha ardent de la salle, où tout le monde se bousculait, pour ne pas manquer l'ouverture de la Bourse. Ah! réussir enfin, remettre le talon sur ces gens qui lui tournaient lui tournaient le dos, et lutter de puissance avec ce roi de l'or, et l'abattre peut-être un jour! Il n'était pas décidé à lancer sa grande affaire, il demeurait surpris de la phrase que le besoin de répondre lui avait tirée. Mais pourrait-il tenter la fortune ailleurs, maintenant que son frère l'abandonnait et que les hommes et les choses le blessaient pour le rejeter à la lutte, comme le taureau saignant est ramené dans l'arène?
Un instant, il resta frémissant, au bord du trottoir. C'était l'heure active où la vie de Paris semble affluer sur cette place centrale, entre la rue Montmartre et la rue Richelieu, les deux artères engorgées qui charrient la foule. Des quatre carrefours, ouverts aux quatre angles de la place, des flots ininterrompus de voitures coulaient, sillonnant le pavé, au milieu des remous d'une cohue de piétons. Sans arrêt, les deux files de fiacres de la station, le long des grilles, se rompaient et se reformaient; tandis que, sur la rue Vivienne, les victorias des remisiers s'allongeaient en un rang pressé, que dominaient les cochers, guides en main, prêts à fouetter au premier ordre. Envahis, les marches et le péristyle étaient noirs d'un fourmillement de redingotes; et, de la coulisse, installée déjà sous l'horloge et fonctionnant, montait la clameur de l'offre et de la demande, ce bruit de marée de l'agio, victorieux du grondement de la ville. Des passants tournaient la tête, dans le désir et la crainte de ce qui se faisait là, ce mystère des opérations financières où peu de cervelles françaises pénètrent, ces ruines, ces fortunes brusques, qu'on ne s'expliquait pas, parmi cette gesticulation et ces cris barbares. Et lui, au bord du ruisseau, assourdi par les voix lointaines, coudoyé par la bousculade des gens pressés, il rêvait une fois de plus la royauté de l'or, dans ce quartier de toutes les fièvres, où la Bourse, d'une heure à trois, bat comme un cœur énorme, au milieu.
Mais, depuis sa déconfiture, il n'avait point osé rentrer à la Bourse; et, ce jour-là СКАЧАТЬ