Название: Le Petit Chose (Histoire d'un Enfant)
Автор: Alphonse Daudet
Издательство: Bookwire
Жанр: Языкознание
isbn: 4064066176082
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—Les babarottes! les babarottes!
Nous accourûmes. Quel spectacle! … La cuisine était pleine de ces vilaines bêtes; il y en avait sur la crédence, au long des murs, dans les tiroirs, sur la cheminée, dans le buffet, partout. Sans le vouloir on en écrasait. Pouah! Annou en avait déjà tué beaucoup; mais plus elle en tuait, plus il en venait. Elles arrivaient par le trou de l’évier, on boucha le trou de l’évier; mais le lendemain soir elles revinrent par un autre endroit, on ne sait d’où. Il fallut avoir un chat exprès pour les tuer, et toutes les nuits c’était dans la cuisine une effroyable boucherie. [14]
Les babarottes me firent haïr Lyon dès le premier soir. Le lendemain, ce fut bien pis. Il fallait prendre des habitudes nouvelles; les heures des repas étaient changées. …
Le dimanche, pour nous égayer un peu, nous allions nous promener en famille sur les quais du Rhône, avec des parapluies. … Ces promenades de famille étaient lugubres. M. Eyssette grondait, Jacques pleurait tout le temps, moi je me tenais toujours derrière; je ne sais pas pourquoi, j’avais honte d’être dans la rue, sans doute parce que nous étions pauvres.
Au bout d’un mois la vieille Annou tomba malade. Les brouillards la tuaient; on dut la renvoyer dans le Midi. Cette pauvre fille, qui aimait ma mère à la passion, ne pouvait pas se décider à nous quitter. Elle suppliait qu’on la gardât, promettant de ne pas mourir. Il fallut l’embarquer de force. Arrivée dans le Midi, elle s’y maria de désespoir.
Annou partie, on ne prit pas de nouvelle bonne, ce qui me parut le comble de la misère. … La femme du concierge montait faire le gros ouvrage; ma mère, au feu des fourneaux, calcinait ses belles mains blanches que j’aimais tant à embrasser; quant aux provisions, c’est Jacques qui les faisait. On lui mettait un grand panier sous le bras, en lui disant: “Tu achèteras ça et ça”; et il achetait ça et ça très bien, toujours en pleurant, par exemple.
Pauvre Jacques! il n’était pas heureux, lui non plus. M. Eyssette, de le voir éternellement la larme à l’œil, avait fini par le prendre en grippe et l’abreuvait de taloches. … On entendait tout le jour: “Jacques, tu es un butor! Jacques, tu es un âne!” Le fait est [15] que, lorsque son père était là, le malheureux Jacques perdait tous ses moyens. Les efforts qu’il faisait pour retenir ses larmes le rendaient laid. M. Eyssette lui portait malheur. Écoutez la scène de la cruche:
Un soir, au moment de se mettre à table, on s’aperçoit qu’il n’y à plus une goutte d’eau dans la maison.
—Si vous voulez, j’irai en chercher, dit ce bon enfant de Jacques.
Et le voilà qui prend la cruche, une grosse cruche de grès.
M. Eyssette hausse les épaulés:
—Si c’est Jacques qui y va, dit-il, la cruche est cassée, c’est sûr.
—Tu entends, Jacques—c’est Mme. Eyssette qui parle avec sa voix tranquille—tu entends, ne la casse pas, fais bien attention.
M. Eyssette reprend:
—Oh! tu as beau lui dire de ne pas la casser, il la cassera tout de même.
Ici, la voix éplorée de Jacques:
—Mais enfin, pourquoi voulez-vous que je la casse?
—Je ne veux pas que tu la casses, je te dis que tu la casseras, répond M. Eyssette, et d’un ton qui n’admet pas de répliqué.
Jacques né réplique pas; il prend la cruche d’une main fiévreuse et sort brusquement avec l’air de dire:
—Ah! je la casserai? Eh bien, nous allons voir!
Cinq minutes, dix minutes se passent; Jacques ne revient pas. Mme. Eyssette commence à se tourmenter:
—Pourvu qu’il ne lui soit rien arrivé!
—Parbleu! que veux-tu qu’il lui soit arrivé? dit [16] M. Eyssette d’un ton bourru. Il a cassé la cruche et n’ose plus rentrer.
Mais tout en disant cela—avec son air bourru, c’était le meilleur homme du monde—il se lève et va ouvrir la porte pour voir un peu ce que Jacques était devenu. Il n’a pas loin à aller, Jacques est debout sur le palier, devant la porte, les mains vides, silencieux, pétrifié. En voyant M. Eyssette, il pâlit, et d’une voix navrante et faible, oh! si faible: “Je l’ai cassée”, dit-il. … Il l’avait cassée! …
Dans les archives de la maison Eyssette, nous appelons cela “la scène de la cruche”.
Il y avait environ deux mois que nous étions à Lyon, lorsque nos parents songèrent à nos études. Un ami de la famille, recteur d’université dans le Midi, écrivit un jour à mon père que, s’il voulait une bourse d’externe au collège de Lyon pour un de ses fils, on pourrait lui en avoir une.
—Ce sera pour Daniel, dit M. Eyssette.
—Et Jacques? dit ma mère.
—Oh! Jacques! je le garde avec moi; il me sera très utile. D’ailleurs je m’aperçois qu’il a du goût pour le commerce. Nous en ferons un négociant.
De bonne foi, je ne sais comment, M. Eyssette avait pu s’apercevoir que Jacques avait du goût pour le commerce. En ce temps-là, le pauvre garçon n’avait du goût que pour les larmes, et si on l’avait consulté. … Mais on ne le consulta pas, ni moi non plus.
Ce qui me frappa d’abord, à mon arrivée au collège, c’est que j’étais le seul avec une blouse. A Lyon, les fils de riches ne portent pas de blouses; il n’y à que les [17] enfants de la rue, les gones, comme on dit. Moi, j’en avais une, une petite blouse à carreaux que datait de la fabrique; j’avais une blouse, j’avais l’air d’un gone. … Quand j’entrai dans la classe; les élevés ricanèrent. On disait: “Tiens! il a une blouse!” Le professeur fit la grimace et tout de suite me prit en aversion. Depuis lors, quand il me parla, ce fut toujours du bout des lèvres, d’un air méprisant. Jamais il ne m’appela par mon nom; il disait toujours: “Eh! vous, là-bas, le petit Chose!” Je lui avais dit pourtant plus de vingt fois que je m’appelais Daniel Ey-sset-te. … A la fin mes camarades me surnommèrent “le petit Chose,” et le surnom me resta. …
Ce n’était pas seulement ma blouse qui me distinguait des autres enfants. Les autres avaient de beaux cartables en cuir jaune, des encriers de buis qui sentaient bon, des cahiers cartonnés, des livres neufs avec beaucoup de notes dans le bas; moi, mes livres étaient de vieux bouquins achetés sur les quais, moisis, fanés, sentant le rance; les couvertures étaient toujours en lambeaux, quelquefois il manquait des pages. Jacques faisait bien de son mieux pour me les relier avec du gros carton et de la colle forte; mais il mettait toujours trop de colle, et cela puait. Il m’avait fait aussi un cartable avec une infinité de poches, très commode, mais toujours trop de colle. Le besoin de coller et de cartonner était devenu chez Jacques une manie comme le besoin de pleurer. Il avait constamment devant le feu un tas de petits pots de colle et, dès qu’il pouvait s’échapper du magasin un moment, il collait, reliait, cartonnait. Le reste du [18] temps, il portait des paquets en ville, écrivait sous la dictée, allait aux provisions—le commerce enfin.
Quant à moi, j’avais compris que, СКАЧАТЬ