Название: Pierre et Jean
Автор: Guy de Maupassant
Издательство: Bookwire
Жанр: Языкознание
isbn: 4064066089986
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Quand le père commanda le retour: «Allons, en place pour la nage!» elle sourit en voyant ses fils, ses deux grands fils, ôter leurs jaquettes et relever sur leurs bras nus les manches de leur chemise.
Pierre, le plus rapproché des deux femmes, prit l'aviron de tribord, Jean l'aviron de bâbord, et ils attendirent que le patron criât: «Avant partout!» car il tenait à ce que les manoeuvres fussent exécutées régulièrement.
Ensemble, d'un même effort, ils laissèrent tomber les rames puis se couchèrent en arrière en tirant de toutes leurs forces; et une lutte commença pour montrer leur vigueur. Ils étaient venus à la voile tout doucement, mais la brise était tombée et l'orgueil de mâles des deux frères s'éveilla tout à coup à la perspective de se mesurer l'un contre l'autre.
Quand ils allaient pêcher seuls avec le père, ils ramaient ainsi sans que personne gouvernât, car Roland préparait les lignes tout en surveillant la marche de l'embarcation, qu'il dirigeait d'un geste ou d'un mot: «Jean, mollis.»—«A toi, Pierre, souque.» Ou bien il disait: «Allons le un, allons le deux, un peu d'huile de bras.» Celui qui rêvassait tirait plus fort, celui qui s'emballait devenait moins ardent, et le bateau se redressait.
Aujourd'hui ils allaient montrer leurs biceps. Les bras de Pierre étaient velus, un peu maigres, mais nerveux; ceux de Jean gras et blancs, un peu rosés, avec une bosse de muscles qui roulait sous la peau.
Pierre eut d'abord l'avantage. Les dents serrées, le front plissé, les jambes tendues, les mains crispées sur l'aviron, il le faisait plier dans toute sa longueur à chacun de ses efforts; et la Perle s'en venait vers la côte. Le père Roland, assis à l'avant afin de laisser tout le banc d'arrière aux deux femmes, s'époumonait à commander: «Doucement, le un—souque le deux.» Le un redoublait de rage et le deux ne pouvait répondre à cette nage désordonnée.
Le patron, enfin, ordonna: «Stop!» Les deux rames se levèrent ensemble, et Jean, sur l'ordre de son père, tira seul quelques instants. Mais à partir de ce moment l'avantage lui resta; il s'animait, s'échauffait, tandis que Pierre, essoufflé, épuisé par sa crise de vigueur, faiblissait et haletait. Quatre fois de suite, le père Roland fit stopper pour permettre à l'aîné de reprendre haleine et de redresser la barque dérivant. Le docteur alors, le front en sueur, les joues pâles, humilié et rageur, balbutiait:
—Je ne sais pas ce qui me prend, j'ai un spasme au coeur. J'étais très bien parti, et cela m'a coupé les bras.
Jean demandait:
-Veux-tu que je tire seul avec les avirons de couple?
—Non, merci, cela passera.
La mère ennuyée disait:
—Voyons, Pierre, à quoi cela rime-t-il de se mettre dans un état pareil, tu n'es pourtant pas un enfant.
Il haussait les épaules et recommençait à ramer.
Mme Rosémilly semblait ne pas voir, ne pas comprendre, ne pas entendre. Sa petite tête blonde, à chaque mouvement du bateau, faisait en arrière un mouvement brusque et joli qui soulevait sur les tempes ses fins cheveux.
Mais le père Roland cria: «Tenez, voici le Prince-Albert qui nous rattrape.» Et tout le monde regarda. Long, bas, avec ses deux cheminées inclinées en arrière et ses deux tambours jaunes, ronds comme des joues, le bateau de Southampton arrivait à toute vapeur, chargé de passagers et d'ombrelles ouvertes. Ses roues rapides, bruyantes, battant l'eau qui retombait en écume, lui donnaient un air de hâte, un air de courrier pressé; et l'avant tout droit coupait la mer en soulevant deux lames minces et transparentes qui glissaient le long des bords.
Quand il fut tout près de la Perle, le père Roland leva son chapeau, les deux femmes agitèrent leurs mouchoirs, et une demi-douzaine d'ombrelles répondirent à ces saluts en se balançant vivement sur le paquebot qui s'éloigna, laissant derrière lui, sur la surface paisible et luisante de la mer, quelques lentes ondulations.
Et on voyait d'autres navires, coiffés aussi de fumée, accourant de tous les points de l'horizon vers la jetée courte et blanche qui les avalait comme une bouche, l'un après l'autre. Et les barques de pêche et les grands voiliers aux mâtures légères glissant sur le ciel, traînés par d'imperceptibles remorqueurs, arrivaient tous, vite ou lentement, vers cet ogre dévorant, qui de temps en temps, semblait repu, et rejetait vers la pleine mer une autre flotte de paquebots, de bricks, de goélettes, de trois-mâts chargés de ramures emmêlées. Les steamers hâtifs s'enfuyaient à droite, à gauche, sur le ventre plat de l'Océan, tandis que les bâtiments à voile, abandonnés par les mouches qui les avaient haies, demeuraient immobiles, tout en s'habillant, de la grande hune au petit perroquet, de toile blanche ou de toile brune qui semblait rouge au soleil couchant.
Mme Roland, les yeux mi-clos, murmura:
—Dieu! que c'est beau, cette mer!
Mme Rosémilly répondit, avec un soupir prolongé, qui n'avait cependant rien de triste:
—Oui, mais elle fait bien du mal quelquefois.
Roland s'écria:
—Tenez, voici la Normandie qui se présente à l'entrée. Est-elle grande, hein?
Puis il expliqua la côte en face, là-bas, là-bas, de l'autre côté de l'embouchure de la Seine—vingt kilomètres, cette embouchure—disait-il. Il montra Villerville, Trouville, Houlgate, Luc, Arromanches, la rivière de Caen, et les roches du Calvados qui rendent la navigation dangereuse jusqu'à Cherbourg. Puis il traita la question des bancs de sable de la Seine, qui se déplacent à chaque marée et mettent en défaut les pilotes de Quilleboeuf eux-mêmes, s'ils ne font pas tous les jours le parcours du chenal. Il fit remarquer comment le Havre séparait la basse de la haute Normandie. En basse Normandie, la côte plate descendait en pâturages, en prairies et en champs jusqu'à la mer. Le rivage de la haute Normandie, au contraire, était droit, une grande falaise, découpée, dentelée, superbe, faisant jusqu'à Dunkerque une immense muraille blanche dont toutes les échancrures cachaient un village ou un port: Etretat, Fécamp, Saint-Valery, Le Tréport, Dieppe, etc.
Les deux femmes ne l'écoutaient point, engourdies par le bien-être, émues par la vue de cet Océan couvert de navires qui couraient comme des bêtes autour de leur tanière; et elles se taisaient, un peu écrasées par ce vaste horizon d'air et d'eau, rendues silencieuses par ce coucher de soleil apaisant et magnifique. Seul, Roland parlait sans fin; il était de ceux que rien ne trouble. Les femmes, plus nerveuses, sentent parfois, sans comprendre pourquoi, que le bruit d'une voix inutile est irritant comme une grossièreté.
Pierre et Jean, calmés, ramaient avec lenteur; et la Perle s'en allait vers le port, toute petite à côté des gros navires.
Quand elle toucha le quai, le matelot Papa-gris qui l'attendait, prit la main des dames pour les faire descendre; et on pénétra dans la ville. Une foule nombreuse, tranquille, la foule qui va chaque jour aux jetées à l'heure de la pleine mer, rentrait aussi.
Mmes Roland et Rosémilly marchaient devant, suivies des trois hommes. En montant la rue de Paris elles s'arrêtaient parfois devant un magasin СКАЧАТЬ