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lois, plusieurs de toutes ces causes réunies: il y en a qui sortent du fond même de l'esprit humain et de la constitution de l'homme, et celles-là sont à peu près les mêmes chez tous les peuples; il y en a d'autres qui sont bornées par les montagnes et par les fleuves, car chaque pays a ses opinions comme ses plantes: toutes ensemble forment la raison du peuple. Quel spectacle pour un philosophe! Descartes en fut épouvanté. Voilà donc, dit-il, la raison humaine! Dès ce moment il sentit s'ébranler tout l'édifice de ses connoissances: il voulut y porter la main pour achever de le renverser; mais il n'avoit point encore assez de force, et il s'arrêta. Il poursuit ses observations; il étudie la nature physique: tantôt il la considère dans toute son étendue, comme ne formant qu'un seul et immense ouvrage; tantôt il la suit dans ses détails. La nature vivante et la nature morte, l'être brut et l'être organisé, les différentes classes de grandeurs et de formes, les destructions et les renouvellements, les variétés et les rapports, rien ne lui échappe, comme rien ne l'étonne. J'aime à le voir debout sur la cime des Alpes, élevé, par sa situation, au-dessus de l'Europe entière, suivant de l'oeil la course du Pô, du Rhin, du Rhône et du Danube, et de là s'élevant par la pensée vers les deux, qu'il paroît toucher, pénétrant dans les réservoirs destinés à fournir à l'Europe ces amas d'eaux immenses; quelquefois observant à ses pieds les espèces innombrables de végétaux semés par la nature sur le penchant des précipices, ou entre les pointes des rochers; quelquefois mesurant la hauteur de ces montagnes de glace, qui semblent jetées dans les vallons des Alpes pour les combler, ou méditant profondément à la lueur des orages6. Ah! c'est dans ces moments que l'âme du philosophe s'étend, devient immense et profonde comme la nature; c'est alors que ses idées s'élèvent et parcourent l'univers. Insatiable de voir et de connoître, partout où il passe, Descartes interroge la vérité; il la demande à tous les lieux qu'il parcourt, il la poursuit de pays en pays. Dans les villes prises d'assaut, ce sont les savants qu'il cherche. Maximilien de Bavière voit dans Prague, dont il s'est rendu maître, la capitale d'un royaume conquis; Descartes n'y voit que l'ancien séjour de Tycho-Brahé. Sa mémoire y étoit encore récente; il interroge tous ceux qui l'ont connu, il suit les traces de ses pensées; il rassemble dans les conversations le génie d'un grand homme. Ainsi voyageoient autrefois les Pythagore, et les Platon, lorsqu'ils alloient dans l'Orient étudier ces colonnes, archives des nations et monuments des découvertes antiques. Descartes, à leur exemple, ramasse tout ce qui peut l'instruire. Mais tant d'idées acquises dans ses voyages ne lui auroient encore servi de rien, s'il n'avoit eu l'art de se les approprier par des méditations profondes; art si nécessaire au philosophe, si inconnu au vulgaire, et peut-être si étranger à l'homme. En effet, qu'est-ce que méditer? C'est ramener au dedans de nous notre existence répandue tout entière au dehors; c'est nous retirer de l'univers pour habiter dans notre âme; c'est anéantir toute l'activité des sens pour augmenter celle de la pensée; c'est rassembler en un point toutes les forces de l'esprit; c'est mesurer le temps, non plus par le mouvement et par l'espace, mais par la succession lente ou rapide des idées. Ces méditations, dans Descartes, avoient tourné en habitude7; elles le suivoient partout: dans les voyages, dans les camps, dans les occupations les plus tumultueuses, il avoit toujours un asile prêt où son âme se retiroit au besoin. C'étoit là qu'il appeloit ses idées; elles accouroient en foule: la méditation les faisoit naître, l'esprit géométrique venoit les enchaîner. Dès sa jeunesse il s'étoit avidement attaché aux mathématiques, comme au seul objet qui lui présentoit l'évidence8. C'étoit là que son âme se reposoit de l'inquiétude qui la tourmentoit partout ailleurs. Mais, dégoûté bientôt de spéculations abstraites, le désir de se rapprocher des hommes le rentraînoit à l'étude de la nature. Il se livroit à toutes les sciences: il n'y trouvoit pas la certitude de la géométrie, qu'elle ne doit qu'à la simplicité de son objet; mais il y transportoit du moins la méthode des géomètres. C'est d'elle qu'il apprenoit à fixer toujours le sens des termes, et à n'en abuser jamais; à décomposer l'objet de son étude, à lier les conséquences aux principes; à remonter par l'analyse, à descendre par la synthèse. Ainsi l'esprit géométrique affermissoit sa marche; mais le courage et l'esprit d'indépendance brisoient devant lui les barrières pour lui frayer des routes. Il étoit né avec l'audace qui caractérise le génie; et sans doute les événements dont il avoit été témoin, les grands spectacles de liberté qu'il avoit vus en Allemagne, en Hollande, dans la Hongrie et dans la Bohème, avoient contribué à développer encore en lui cette fierté d'esprit naturelle. Il osa donc concevoir l'idée de s'élever contre les tyrans de la raison. Mais, avant de détruire tous les préjugés qui étoient sur la terre, il falloit commencer par les détruire en lui-même. Comment y parvenir? comment anéantir des formes qui ne sont point notre ouvrage, et qui sont le résultat nécessaire de mille combinaisons faites sans nous? Il falloit, pour ainsi dire, détruire son âme et la refaire. Tant de difficultés n'effrayèrent point Descartes. Je le vois, pendant près de dix ans, luttant contre lui-même pour secouer toutes ses opinions. Il demande compte à ses sens de toutes les idées qu'ils ont portées dans son âme; il examine tous les tableaux de son imagination, et les compare avec les objets réels; il descend dans l'intérieur de ses perceptions, qu'il analyse; il parcourt le dépôt de sa mémoire, et juge tout ce qui y est rassemblé. Partout il poursuit le préjugé, il le chasse de retraite en retraite; son entendement, peuplé auparavant d'opinions et d'idées, devient un désert immense, mais où désormais la vérité peut entrer9.
Voilà donc la révolution faite dans l'âme de Descartes: voilà ses idées anciennes détruites. Il ne s'agit plus que d'en créer d'autres. Car, pour changer les nations, il ne suffit point d'abattre; il faut reconstruire. Dès ce moment, Descartes ne pense plus qu'à élever une philosophie nouvelle. Tout l'y invite; les exhortations de ses amis, le désir de combler le vide qu'il avoit fait dans ses idées, je ne sais quel instinct qui domine le grand homme, et, plus que tout cela, l'ambition de faire des découvertes dans la nature, pour rendre les hommes moins misérables ou plus heureux. Mais, pour exécuter un pareil dessein, il sentit qu'il falloit se cacher. Hommes du monde, si fiers de votre politesse et de vos avantages, souffrez que je vous dise la vérité; ce n'est jamais parmi vous que l'on fera ni que l'on pensera de grandes choses. Vous polissez l'esprit, mais vous énervez le génie. Qu'a-t-il besoin de vos vains ornements? Sa grandeur fait sa beauté. C'est dans la solitude que l'homme de génie est ce qu'il doit être; c'est là qu'il rassemble toutes les forces de son âme. Auroit-il besoin des hommes? N'a-t-il pas avec lui la nature? et il ne la voit point à travers les petites formes de la société, mais dans sa grandeur primitive, dans sa beauté originale et pure. C'est dans la solitude que toutes les heures laissent une trace, que tous les instants sont représentés par une pensée, que le temps est au sage, et le sage à lui-même. C'est dans la solitude surtout que l'âme a toute la vigueur de l'indépendance. Là elle n'entend point le bruit des chaînes que le despotisme et la superstition secouent sur leurs esclaves: elle est libre comme la pensée de l'homme qui existeroit seul. Cette indépendance, après la vérité, étoit la plus grande passion de Descartes. Ne vous en étonnez point; ces deux passions tiennent l'une à l'autre. La vérité est l'aliment d'une âme fière et libre, tandis que l'esclave n'ose même lever les yeux jusqu'à elle. C'est cet amour de la liberté qui engage Descartes à fuir tous les engagements, à rompre tous les petits liens de société, à renoncer à ces emplois qui ne sont trop souvent que les chaînes de l'orgueil. Il falloit qu'un homme comme lui ne fût qu'à la nature et au genre humain. Descartes ne fut donc ni magistrat, ni militaire, ni homme de cour10. Il consentit à n'être qu'un philosophe, qu'un homme de génie, c'est-à-dire rien aux yeux du peuple. Il renonce même à son pays; il choisit une retraite dans la Hollande. C'est dans le séjour de la liberté qu'il va fonder une philosophie libre. Il dit adieu à ses parents, à ses amis, à sa patrie; il part11. L'amour de la vérité n'est plus dans son coeur un sentiment ordinaire; c'est un sentiment religieux qui élève et remplit son âme. Dieu,
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