Название: Romans et contes
Автор: Theophile Gautier
Издательство: Bookwire
Жанр: Языкознание
isbn: 4064066073770
isbn:
Lorsque le ciel fantasque de Paris daignait étendre un pan d’azur derrière ce palazzino, les lignes s’en dessinaient si heureusement entre les touffes de verdure, qu’on pouvait les prendre pour le pied-à-terre de la Reine des fées, ou pour un tableau de Baron agrandi.
De chaque côté de l’hôtel s’avançaient dans le jardin deux serres formant ailes, dont les parois de cristal se diamentaient au soleil entre leurs nervures dorées, et faisaient à une foule de plantes exotiques les plus rares et les plus précieuses l’illusion de leur climat natal.
Si quelque poëte matineux eût passé avenue Gabriel aux premières rougeurs de l’aurore, il eût entendu le rossignol achever les derniers trilles de son nocturne, et vu le merle se promener en pantoufles jaunes dans l’allée du jardin comme un oiseau qui est chez lui; mais la nuit, après que les roulements des voitures revenant de l’Opéra se sont éteints au milieu du silence de la vie endormie, ce même poëte aurait vaguement distingué une ombre blanche au bras d’un beau jeune homme, et serait remonté dans sa mansarde solitaire l’âme triste jusqu’à la mort.
C’était là qu’habitaient depuis quelque temps—le lecteur l’a sans doute déjà deviné—la comtesse Prascovie Labinska et son mari le comte Olaf Labinski, revenu de la guerre du Caucase après une glorieuse campagne, où, s’il ne s’était pas battu corps à corps avec le mystique et insaisissable Schamyl, certainement il avait eu affaire aux plus fanatiquement dévoués des Mourides de l’illustre scheyck. Il avait évité les balles comme les braves les évitent, en se précipitant au-devant d’elles, et les damas courbes des sauvages guerriers s’étaient brisés sur sa poitrine sans l’entamer. Le courage est une cuirasse sans défaut. Le comte Labinski possédait cette valeur folle des races slaves, qui aiment le péril pour le péril, et auxquelles peut s’appliquer encore ce refrain d’un vieux chant scandinave: «Ils tuent, meurent et rient!»
Avec quelle ivresse s’étaient retrouvés ces deux époux, pour qui le mariage n’était que la passion permise par Dieu et par les hommes, Thomas Moore pourrait seul le dire en style d’Amour des Anges! Il faudrait que chaque goutte d’encre se transformât dans notre plume en goutte de lumière, et que chaque mot s’évaporât sur le papier en jetant une flamme et un parfum comme un grain d’encens. Comment peindre ces deux âmes fondues en une seule et pareilles à deux larmes de rosée qui, glissant sur un pétale de lis, se rencontrent, se mêlent, s’absorbent l’une l’autre et ne font plus qu’une perle unique? Le bonheur est une chose si rare en ce monde, que l’homme n’a pas songé à inventer des paroles pour le rendre, tandis que le vocabulaire des souffrances morales et physiques remplit d’innombrables colonnes dans le dictionnaire de toutes les langues.
Olaf et Prascovie s’étaient aimés tout enfants; jamais leur cœur n’avait battu qu’à un seul nom; ils savaient presque dès le berceau qu’ils s’appartiendraient, et le reste du monde n’existait pas pour eux; on eût dit que les morceaux de l’androgyne de Platon, qui se cherchent en vain depuis le divorce primitif, s’étaient retrouvés et réunis en eux; ils formaient cette dualité dans l’unité, qui est l’harmonie complète, et, côte à côte, ils marchaient, ou plutôt ils volaient à travers la vie d’un essor égal, soutenu, planant comme deux colombes que le même désir appelle, pour nous servir de la belle expression de Dante.
Afin que rien ne troublât cette félicité, une fortune immense l’entourait comme d’une atmosphère d’or. Dès que ce couple radieux paraissait, la misère consolée quittait ses haillons, les larmes se séchaient; car Olaf et Prascovie avaient le noble égoïsme du bonheur, et ils ne pouvaient souffrir une douleur dans leur rayonnement.
Depuis que le polythéisme a emporté avec lui ces jeunes dieux, ces génies souriants, ces éphèbes célestes aux formes d’une perfection si absolue, d’un rhythme si harmonieux, d’un idéal si pur, et que la Grèce antique ne chante plus l’hymne de la beauté en strophes de Paros, l’homme a cruellement abusé de la permission qu’on lui a donnée d’être laid, et, quoique fait à l’image de Dieu, le représente assez mal. Mais le comte Labinski n’avait pas profité de cette licence; l’ovale un peu allongé de sa figure, son nez mince, d’une coupe hardie et fine, sa lèvre fermement dessinée, qu’accentuait une moustache blonde aiguisée à ses pointes, son menton relevé et frappé d’une fossette, ses yeux noirs, singularité piquante, étrangeté gracieuse, lui donnaient l’air d’un de ces anges guerriers, saint Michel ou Raphaël, qui combattent le démon, revêtus d’armures d’or. Il eût été trop beau sans l’éclair mâle de ses sombres prunelles et la couche hâlée que le soleil d’Asie avait déposée sur ses traits.
Le comte était de taille moyenne, mince, svelte, nerveux, cachant des muscles d’acier sous une apparente délicatesse; et lorsque dans quelque bal d’ambassade, il revêtait son costume de magnat, tout chamarré d’or, tout étoilé de diamants, tout brodé de perles, il passait parmi les groupes comme une apparition étincelante, excitant la jalousie des hommes et l’amour des femmes, que Prascovie lui rendait indifférentes.—Nous n’ajoutons pas que le comte possédait les dons de l’esprit comme ceux du corps; les fées bienveillantes l’avaient doué à son berceau, et la méchante sorcière qui gâte tout s’était montrée de bonne humeur ce jour-là.
Vous comprenez qu’avec un tel rival, Octave de Saville avait peu de chance, et qu’il faisait bien de se laisser tranquillement mourir sur les coussins de son divan, malgré l’espoir qu’essayait de lui remettre au cœur le fantastique docteur Balthazar Cherbonneau.—Oublier Prascovie eût été le seul moyen, mais c’était la chose impossible; la revoir, à quoi bon? Octave sentait que la résolution de la jeune femme ne faiblirait jamais dans son implacabilité douce, dans sa froideur compatissante. Il avait peur que ses blessures non cicatrisées ne se rouvrissent et ne saignassent devant celle qui l’avait tué innocemment, et il ne voulait pas l’accuser, la douce meurtrière aimée!
IV
Deux ans s’étaient écoulés depuis le jour où la comtesse Labinska avait arrêté sur les lèvres d’Octave la déclaration d’amour qu’elle ne devait pas entendre; Octave, tombé du haut de son rêve, s’était éloigné, ayant au foie le bec d’un chagrin noir, et n’avait pas donné de ses nouvelles à Prascovie. L’unique mot qu’il eût pu lui écrire était le seul défendu. Mais plus d’une fois la pensée de la comtesse effrayée de ce silence s’était reportée avec mélancolie sur son pauvre adorateur:—l’avait-il oubliée? Dans sa divine absence de coquetterie, elle le souhaitait sans le croire, car l’inextinguible flamme de la passion illuminait les yeux d’Octave, et la comtesse n’avait pu s’y méprendre. L’amour et les dieux se reconnaissent au regard: cette idée traversait comme un petit nuage le limpide azur de son bonheur, et lui inspirait la légère tristesse des anges qui, dans le ciel, se souviennent de la terre; son âme charmante souffrait de savoir là-bas quelqu’un malheureux à cause d’elle; mais que peut l’étoile d’or scintillante au haut du firmament pour le pâtre obscur qui lève vers elle des bras éperdus? Aux temps mythologiques, Phœbé descendit bien des cieux en rayons d’argent sur le sommeil d’Endymion; mais elle n’était pas mariée à un comte polonais.
Dès son arrivée à Paris, СКАЧАТЬ