Название: Horace
Автор: George Sand
Издательство: Bookwire
Жанр: Языкознание
isbn: 4064066088934
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Eugénie, qui ne m'avait jamais vu ainsi, resta stupéfaite: elle ramassa mon chapeau en silence, me regarda fixement, et devina enfin ma souffrance, en voyant l'altération profonde de mes traits. Elle étouffa un soupir, retint une larme, et entra doucement dans ma chambre à coucher, dont elle referma la porte sur elle avec soin. C'était là qu'était le personnage mystérieux. Je n'osais plus, je ne voulais plus douter, et, malgré moi, je doutais encore. Les pensées injustes, quand nous leur laissons prendre le dessus, s'emparent tellement de nous, qu'elles dominent encore notre imagination alors que la raison et la conscience protestent contre elles. J'étais au supplice; je marchais avec agitation dans mon cabinet, m'arrêtant à chaque tour devant cette porte fatale, avec un sentiment voisin de la rage. Les minutes me semblaient des siècles.
Enfin la porte se rouvrit, et une femme vêtue à la hâte, les cheveux encore dans le désordre du sommeil et le corps enveloppé d'un grand châle, s'avança vers moi, pâle et tremblante. Je reculai de surprise, c'était madame Poisson.
VIII.
Elle s'inclina devant moi, presque jusqu'à mettre un genou en terre; et dans cette attitude douloureuse, avec sa pâleur, ses cheveux épars, et ses beaux bras nus sortant de son châle écarlate, elle eût désarmé un tigre; mais j'étais si heureux de voir Eugénie justifiée, que j'eusse accueilli mon affreuse portière avec autant de courtoisie que la belle Laure. Je la relevai, je la fis asseoir, je lui demandai pardon d'être rentré si matin, n'osant pas encore demander pardon, ni même jeter un regard à ma pauvre maîtresse.
«Je suis bien malheureuse et bien coupable envers vous, me dit Laure encore tout émue. J'ai failli amener un chagrin dans votre intérieur. C'est ma faute, j'aurais dû vous prévenir, j'aurais dû refuser la généreuse hospitalité d'Eugénie. Ah! Monsieur, ne faites de reproche qu'à moi: Eugénie est un ange. Elle vous aime comme vous le méritez, comme je voudrais avoir été aimée, ne fût-ce qu'un jour dans ma vie. Elle vous dira tout, Monsieur; elle vous racontera mes malheurs et ma faute, ma faute, qui n'est pas celle que vous croyez, mais qui est plus grave mille fois, et dont je ferai pénitence toute ma vie.»
Les larmes lui coupèrent la parole. Je pris ses deux mains avec attendrissement. Je ne sais ce que je lui dis pour la rassurer et la consoler; mais elle y parut sensible, et, m'entraînant vers Eugénie, elle hâta avec une grâce toute féminine l'explosion de mon remords et le pardon de ma chère compagne. Je le reçus à genoux. Pour toute réponse, celle-ci attira Laure dans mes bras, et me dit: «Soyez son frère, et promettez-moi de la protéger et de l'assister comme si elle était ma soeur et la vôtre. Voyez que je ne suis pas jalouse, moi! Et pourtant combien elle est plus belle, plus instruite, et plus faite que moi pour vous tourner la tête!»
Le déjeuner, modeste comme à l'ordinaire, mais plein de cordialité et même d'un enjouement attendri, fut suivi des arrangements que prit Eugénie pour installer Laure dans l'appartement qui donnait sur notre palier, et que le portier n'avait pu mettre encore à sa disposition, quoique à mon insu il fût retenu à cet effet depuis plusieurs jours. Tandis que notre nouvelle voisine s'établissait avec une certaine lenteur mélancolique dans ce mystérieux asile, sous le nom de mademoiselle Moriat (c'était le nom de famille d'Eugénie, qui la faisait passer pour sa soeur), ma compagne revint me donner les éclaircissements dont j'avais besoin pour la secourir.
«Vous avez de l'amitié pour le Masaccio? me dit-elle pour commencer; vous vous intéressez à son sort? et vous aimerez d'autant mieux Laure, qu'elle est plus chère à Paul Arsène?
—Quoi! Eugénie, m'écriai-je, vous sauriez les secrets du Masaccio? Ces secrets, impénétrables pour moi, il vous les aurait confiés?»
Eugénie rougit et sourit. Elle savait tout depuis longtemps. Tandis que le Masaccio faisait son portrait, elle avait su lui inspirer une confiance extraordinaire. Lui, si réservé, et même si mystérieux, il avait été dominé par la bonté sérieuse et la discrète obligeance d'Eugénie. Et puis l'homme du peuple, méfiant et fier avec moi, avait ouvert fraternellement son coeur à la fille du peuple: c'était légitime.
Eugénie avait promis le secret; elle l'avait religieusement gardé. Elle me fit subir un interrogatoire très-judicieux et très-fin, et quand elle se fut assurée que ma curiosité n'était fondée que sur un intérêt sincère et dévoué pour son protégé, elle m'apprit beaucoup de choses; à savoir: primo, que madame Poisson n'était pas madame Poisson, mais bien une jeune ouvrière née dans la même ville de province et dans la même rue que le petit Masaccio. Celui-ci avait eu pour elle, presque dès l'enfance, une passion romanesque et tout à fait malheureuse; car la belle Marthe, encore enfant elle-même, s'était laissé séduire et enlever par M. Poisson, alors commis voyageur, qui était venu avec elle dresser la tente de son café à la grille du Luxembourg, comptant sans doute sur la beauté d'une telle enseigne pour achalander son établissement. Cette secrète pensée n'empêchait pas M. Poisson d'être fort jaloux, et, à la moindre apparence, il s'emportait contre Marthe, et la rendait fort malheureuse. On assurait même dans le quartier qu'il l'avait souvent frappée.
En second lieu, Eugénie m'apprit que Paul Arsène, ayant un soir, contrairement à ses habitudes de sobriété, cédé à la tentation de boire un verre de bière, était entré, il y avait environ trois mois, au café Poisson; que là, ayant reconnu dans cette belle dame vêtue de blanc et coiffée de ses beaux cheveux noirs, en châtelaine du moyen âge, la pauvre Marthe, ses premières, ses uniques amours, il avait failli se trouver mal. Marthe lui avait fait signe de ne pas lui parler, parce que le surveillant farouche était là; mais elle avait trouvé moyen, en lui rendant la monnaie de sa pièce de cinq francs, de lui glisser un billet ainsi conçu:
«Mon pauvre Arsène, si tu ne méprises pas trop ta payse, viens causer avec elle demain. C'est le jour de garde de M. Poisson. J'ai besoin de parler de mon pays et de mon bonheur passé.»
«Certes, continua Eugénie, Arsène fut exact au rendez-vous. Il en sortit plus amoureux que jamais. Il avait trouvé Marthe embellie par sa pâleur, et ennoblie par son chagrin. Et puis, comme elle avait lu beaucoup de romans à son comptoir, et même quelquefois des livres plus sérieux, elle avait acquis un beau langage et toutes sortes d'idées qu'elle n'avait pas auparavant. D'ailleurs, elle lui confiait ses malheurs, son repentir, son désir de quitter la position honteuse et misérable que son séducteur lui avait faite, et Arsène se figurait que les devoirs de la charité chrétienne et de l'amitié fraternelle l'enchaînaient seuls désormais à sa compatriote. Il ne cessa de rôder autour d'elle, sans toutefois éveiller les soupçons du jaloux, et il parvint à causer avec Marthe toutes les fois que M. Poisson s'absentait. Marthe était bien décidée à quitter son tyran; mais ce n'était pas, disait-elle, pour changer de honte qu'elle voulait s'affranchir. Elle chargeait Arsène de lui trouver une condition où elle pût vivre honnêtement de son travail, soit comme femme de charge chez de riches particuliers, soit comme demoiselle de comptoir dans un magasin de nouveautés, etc.; mais toutes les conditions que Paul envisageait pour elle lui semblaient indignes de celle qu'il aimait. Il voulait lui trouver une position à la fois honorable, aisée et libre: ce n'était pas facile. C'est alors qu'il a conçu et exécuté le projet de quitter les arts et de reprendre une industrie quelconque, fût-ce la domesticité. Il s'est dit que sa tante allait bientôt mourir, qu'il ferait venir ses soeurs à Paris, qu'il les établirait comme ouvrières en chambre avec Marthe, et qu'il les soutiendrait toutes les trois tant qu'elles ne seraient pas mises dans un bon train d'affaires, sauf à ne jamais reprendre la peinture, si ses avances СКАЧАТЬ