Название: Histoire de ma Vie, Livre 3 (Vol. 10 - 13)
Автор: Жорж Санд
Издательство: Public Domain
Жанр: Зарубежная классика
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Plus souvent accusée que lui, parce que j'ai eu une existence plus en vue, je suis certaine qu'il a dû plus d'une fois répondre à propos de moi comme j'ai fait à propos de lui. Il n'est pas un seul autre de mes amis qui n'ait discuté avec moi sur quelque opinion ou quelque fait personnel, et qui, par conséquent, ne m'ait parfois discutée vis-à-vis de lui-même. C'est un droit qu'il faut reconnaître à l'amitié dans les conditions ordinaires de la vie et qu'elle regarde souvent comme un devoir; mais là où ce droit n'a pas été réservé, pas même prévu par une confiance sans limites, là où ce devoir disparaît dans la plénitude d'une foi ardente, là seulement est la grande, l'idéale amitié. Or, j'ai besoin d'idéal. Que ceux qui n'en ont que faire s'en passent.
Mais vous qui flottez encore entre la mesure de poésie et de réalité que la sagesse peut admettre, vous pour qui j'écris et à qui j'ai promis de dire des choses utiles, à l'occasion, vous me pardonnerez cette longue digression en faveur de la conclusion qu'elle amène et que voici.
Oui, il faut poétiser les beaux sentimens dans son âme et ne pas craindre de les placer trop haut dans sa propre estime. Il ne faut pas confondre tous les besoins de l'âme dans un seul et même appétit de bonheur qui nous rendrait volontiers égoïstes. L'amour idéal... je n'en ai pas encore parlé, il n'est pas temps encore, — l'amour idéal résumerait tous les plus divins sentimens que nous pouvons concevoir, et pourtant il n'ôterait rien à l'amitié idéale. L'amour sera toujours de l'égoïsme à deux, parce qu'il porte avec lui des satisfactions infinies. L'amitié est plus désintéressée, elle partage toutes les peines et non tous les plaisirs. Elle a moins de racines dans la réalité, dans les intérêts, dans les enivremens de la vie. Aussi est-elle plus rare, même à un état très imparfait, que l'amour à quelque état qu'on le prenne. Elle paraît cependant bien répandue, et le nom d'ami est devenu si commun qu'on peut dire mes amis en parlant de deux cents personnes. Ce n'est pas une profanation, en ce sens qu'on peut et doit aimer, même particulièrement, tous ceux que l'on connaît bons et estimables. Oui croyez-moi, le cœur est assez large pour loger beaucoup d'affections, et plus vous en donnerez de sincères et de dévouées, plus vous le sentirez grandir en force et en chaleur. Sa nature est divine, et plus vous le sentez parfois affaissé et comme mort sous le poids des déceptions, plus l'accablement de sa souffrance atteste sa vie immortelle. N'ayez donc pas peur de ressentir pleinement les élans de la bienveillance et de la sympathie, et de subir les émotions douces ou pénibles des nombreuses sollicitudes qui réclament les esprits généreux; mais n'en vouez pas moins un culte à l'amitié particulière, et ne vous croyez pas dispensé d'avoir un ami, un ami parfait, c'est à dire une personne que vous aimiez assez pour vouloir être parfait vous-même envers elle, une personne qui vous soit sacrée et pour qui vous soyez également sacré. Le grand but que nous devons tous poursuivre, c'est de tuer en nous le grand mal qui nous ronge, la personnalité. Vous verrez bientôt que quand on a réussi à devenir excellent pour quelqu'un, on ne tarde pas à devenir meilleur pour tout le monde, et si vous cherchez l'amour idéal, vous sentirez que l'amitié idéale prépare admirablement le cœur à en recevoir le bienfait.
CHAPITRE VINGT-SEPTIEME
Dernière visite au couvent. — Vie excentrique. — Debureau. — Jane et Aimée. — La baronne Dudevant me défend de compromettre son nom dans les arts. — Mon pseudonyme. — Jules Sand et George Sand. — Karl Sand. — Le choléra. — Le cloître Saint-Merry. — Je change de mansarde.
Il n'y a peut-être pas pour moi autant de contraste qu'on croirait à descendre de ces hauteurs du sentiment pour revenir à la vie d'écolier littéraire que j'étais en train de raconter. J'appelais cela crûment alors ma vie de gamin, et il y avait bien un reste d'aristocratie d'habitudes dans la manière railleuse dont je l'envisageais; car, au fond, mon caractère se formait, et la vie réelle se révélait en moi sous cet habit d'emprunt qui me permettait d'être assez homme pour voir un milieu à jamais fermé sans cela à la campagnarde engourdie que j'avais été jusqu'alors.
Je regardai à cette époque, dans les arts et dans la politique, non plus seulement par induction et par déduction, comme j'aurais fait dans une donnée historique quelconque, mais dans l'histoire et dans le roman de la société et de l'humanité vivante. Je contemplai ce spectacle de tous les points où je pus me placer, dans les coulisses et sur la scène, aux loges et au parterre. Je montai à tous les étages: du club à l'atelier, du café à la mansarde. Il n'y eut que les salons où je n'eus que faire. Je connaissais le monde intermédiaire entre l'artisan et l'artiste. Je l'avais cependant peu fréquenté dans ses réunions, et je m'étais toujours sauvée autant que possible de ses fêtes qui m'ennuyaient au delà de mes forces; mais je connaissais sa vie intérieure, elle n'avait plus rien à me dire.
Des gens charitables, toujours prêts à avilir dans leurs sales pensées la mission de l'artiste, ont dit qu'à cette époque et plus tard j'avais eu les curiosités du vice. Ils en ont menti lâchement: voilà tout ce que j'ai à leur répondre. Quiconque est poète sait que le poète ne souille pas volontairement son être, sa pensée, pas même son regard, surtout quand ce poète l'est doublement par sa qualité de femme.
Bien que cette existence bizarre n'eût rien que je prétendisse cacher plus tard, je ne l'adoptai pas sans savoir quels effets immédiats elle pouvait avoir sur les convenances et l'arrangement de ma vie. Mon mari la connaissait et n'y apportait ni blâme ni obstacle. Il en était de même de ma mère et de ma tante. J'étais donc en règle vis-à-vis des autorités constituées de ma destinée. Mais, dans tout le reste du milieu où j'avais vécu, je devais rencontrer probablement plus d'un blâme sévère. Je ne voulus pas m'y exposer. Je vis à faire mon choix et à savoir quelles amitiés me seraient fidèles, quelles autres se scandaliseraient. A première vue, je triai un bon nombre de connaissances dont l'opinion m'était à peu près indifférente, et à qui je commençai par ne donner aucun signe de vie. Quant aux personnes que j'aimais réellement et dont je devais attendre quelque réprimande, je me décidai à rompre avec elles sans leur rien dire. «Si elles m'aiment, pensai-je, elles courront après moi, et si elles ne le font pas, j'oublierai qu'elles existent, mais je pourrai toujours les chérir dans le passé; il n'y aura pas eu d'explication blessante entre nous; rien n'aura gâté le pur souvenir de notre affection.»
Au fait, pourquoi leur en aurais-je voulu? Que pouvaient-elles savoir de mon but, de mon avenir, de ma volonté? Savaient-elles, savais-je moi-même, en brûlant mes vaisseaux, si j'avais quelque talent, quelque persévérance? Je n'avais jamais dit à personne le mot de l'énigme de ma pensée, je ne l'avais pas trouvé encore d'une manière certaine; et quand je parlais d'écrire, c'était en riant et en me moquant de la chose et de moi-même.
Une sorte de destinée me poussait cependant. Je la sentais invincible, et je m'y jetais résolûment: non une grande destinée, j'étais trop indépendante dans ma fantaisie pour embrasser aucun genre d'ambition, mais une destinée de liberté morale et d'isolement poétique, dans une société à laquelle je ne demandais que de m'oublier en me laissant gagner sans esclavage le pain quotidien.
Je voulus pourtant revoir une dernière fois mes plus chères amies de Paris. J'allai passer quelques heures à mon couvent. Tout le monde y était si préoccupé des effets de la révolution de juillet, de l'absence d'élèves, de la perturbation générale dont on subissait les conséquences matérielles, que je n'eus aucun effort à faire pour ne point parler de moi. Je ne vis qu'un instant ma bonne mère Alicia. Elle était affairée et pressée. Sœur Hélène était en retraite. Poulette me promenait dans les cloîtres, dans les classes vides, dans les dortoirs sans lits, dans le jardin silencieux, en disant à chaque pas: «Ça va mal! ça va bien mal!»
Il ne СКАЧАТЬ