Et, comme les deux frères restaient surpris, glacés d'inquiétude malgré ses assurances, il ajouta, avec un geste large:
– Ah! mes amis, si vous saviez combien je trouve un tel acte plus inutile encore que criminel! Je n'ai que mépris pour les agitations vaines de la politique, aussi bien la révolutionnaire que la conservatrice. Est-ce que la science ne suffit pas? A quoi bon vouloir hâter les temps, lorsqu'un pas de la science avance plus l'humanité vers la cité de justice et de vérité, que cent ans de politique et de révolte sociale? Allez, elle seule balaye les dogmes, emporte les dieux, fait de la lumière et du bonheur… C'est moi, le membre de l'Institut, rente, décoré, qui suis le seul révolutionnaire.
Il se mit à rire, et Guillaume sentit l'ironie bonne enfant de ce rire. S'il admirait en lui le grand savant, il avait jusque-là souffert de le voir si bourgeoisement installé dans la vie, laissant venir à lui les situations et les honneurs, républicain sous la république, mais tout prêt à servir la science sous n'importe quel maître. Et voilà que, de cet opportuniste, de ce savant hiérarchisé, de ce travailleur qui acceptait de toutes les mains la richesse et la gloire, se dégageait un tranquille et terrible évolutionniste, comptant bien que sa besogne allait quand même ravager et renouveler le monde!
Il se leva, il partit.
– Allons, je reviendrai, soyez raisonnables, aimez-vous bien tous les deux.
Quand ils se retrouvèrent seuls, Pierre assis près du lit de Guillaume, leurs mains de nouveau se cherchèrent, se nouèrent, dans une étreinte où brûlait toute leur angoisse. Que d'inconnu, que de détresse menaçante, autour d'eux, en eux! La grise journée d'hiver entrait, on apercevait les arbres noirs du jardin, tandis que la petite maison frissonnait de silence. Un sourd bruit de pas se faisait seul entendre au-dessus de leur tête, le pas de Nicolas Barthès, l'héroïque amant de la liberté, qui, ayant couché là, avait repris, dès la pointe du jour, sa promenade de lion en cage, son habituel va-et-vient d'éternel prisonnier. Et, à ce moment, les regards des deux frères tombèrent sur un journal, resté grand ouvert sur le lit, et maculé d'un croquis au trait, qui avait la prétention de représenter le petit trottin mort, le flanc troué, à côté du carton et du chapeau de femme. C'était si effroyable, si atroce de laideur, que deux grosses larmes, de nouveau, roulèrent des yeux de Pierre, pendant que les yeux troubles et désespérés de Guillaume, perdus au loin, cherchaient l'avenir.
II
Là-haut, à Montmartre, la petite maison que, depuis tant d'années, Guillaume occupait avec les siens, si calme, si laborieuse, attendait tranquillement dans la pâle journée d'hiver.
Après le déjeuner, Guillaume, très abattu, songeant que, de trois semaines peut-être, il ne pourrait rentrer chez lui, par prudence, eut l'idée d'envoyer Pierre là-haut, pour conter et expliquer les choses.
– Ecoute, frère, il faut que tu me rendes ce service. Va leur dire la vérité, que je suis ici blessé peu gravement, et que je les prie de ne pas venir me voir, dans la crainte qu'on ne les suive et qu'on ne découvre ma retraite. A la suite de ma lettre d'hier soir, ils finiraient par être inquiets, si je ne leur donnais des nouvelles.
Puis, cédant à la préoccupation, à l'unique peur qui, depuis la veille, troublait son clair regard:
– Tiens! fouille dans la poche droite de mon gilet… Prends une petite clef, bon! et tu la remettras à madame Leroi, ma belle-mère, en lui disant que, s'il m'arrivait malheur, elle fasse ce qu'elle doit faire. Cela suffit, elle comprendra.
Un instant, Pierre avait hésité. Mais il le vit si épuisé par ce léger effort, qu'il le fit taire.
– Ne parle plus, reste tranquille. Je vais aller rassurer les tiens, puisque tu désires que ce soit moi qui me charge de la commission.
Cette démarche lui coûtait à ce point, que, dans la premier moment, il avait eu la pensée de voir si l'on ne pourrait pas en charger Sophie. Tous ses anciens préjugés se réveillaient, il lui semblait qu'il allait chez l'Ogre. Que de fois il avait entendu sa mère dire «cette créature», en parlant de la femme avec laquelle son fils aîné vivait, en dehors du mariage! Jamais elle n'avait voulu embrasser les trois fils nés de cette union libre, révoltée surtout de ce que la grand'mère, cette madame Leroi, fût restée dans le faux ménage, pour élever les petits. Et la force de ce souvenir était telle, chez lui, que, maintenant encore, lorsqu'il se rendait à la basilique du Sacré-Cœur, il regardait en passant la petite maison avec défiance, il s'en écartait comme d'une maison louche, où habitaient la faute et l'impudeur. Sans doute, depuis plus de dix ans, la mère des trois grands fils était morte. Mais ne s'y trouvait-il pas de nouveau une autre créature de scandale, cette jeune fille orpheline, recueillie par son frère, et que celui-ci devait épouser, malgré les vingt ans d'âge qui les séparaient? Pour lui, tout cela était contre les mœurs, anormal, blessant, et il rêvait un intérieur de révolte, où la vie déréglée, déclassée, aboutissait à un désordre moral et matériel dont il avait l'horreur.
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