Ceux qui le réservent absolument pour les circonstances extraordinaires semblent vous dire: Noyez-vous… jetez-vous au milieu des flammes, et alors vous saurez ce que je vaux.
Fataliste de cœur, comme je l'étais, cette corbeille de fleurs de chaque matin avait pour moi une grande signification. Le souvenir du premier aveu de Gontran s'y rattachait, et je songeais avec un indicible bonheur que désormais chaque jour commencerait pour moi par une pensée de lui, qui me viendrait au milieu de mes fleurs de prédilection.
De très-bonne heure j'allai à l'église avec madame Blondeau. En voyant arriver le moment où j'allais appartenir à Gontran, plus que jamais j'éprouvais l'irrésistible besoin de prier, de bénir Dieu, et de mettre cet avenir de bonheur sous la protection du ciel et de ma mère.
Je ressentais une joie sereine, confiante et grave; bien souvent, dans la journée, mes yeux se mouillèrent de douces larmes, cela sans raison. C'étaient des attendrissements vagues, involontaires, toujours terminés par des élans de reconnaissance ineffable et religieuse.
Vers les quatre heures, mademoiselle de Maran me fit venir dans sa chambre, où je n'étais pas entrée depuis fort longtemps. Je ne puis vous dire, mon ami, ce que j'éprouvai en me retrouvant dans cet appartement, qui me rappelait les scènes cruelles de mon enfance. Rien n'y était changé: c'était toujours le crucifix, les vitraux coloriés, le secrétaire de laque rouge, les chimères vertes sur la cheminée, et sous les cages de verre, les aïeux de Félix, qui allait, sans doute, bientôt les rejoindre.
Mademoiselle de Maran était assise devant son secrétaire; je vis sur la tablette un écrin, un portefeuille, un paquet cacheté, et un médaillon que ma tante considérait avec tant d'attention, qu'elle ne s'aperçut pas de mon entrée chez elle.
Ses traits, toujours si dédaigneux, avaient une expression de tristesse sévère que je ne lui avais jamais vue. Ses lèvres minces n'étaient plus contractées par le sourire d'implacable ironie qui la rendait si redoutable. Elle semblait soucieuse et accablée.
J'hésitais à lui parler. En m'appuyant sur la cheminée, je remuai un flambeau. Mademoiselle de Maran retourna vivement la tête.
– Qui est là? – s'écria-t-elle. Elle me vit, laissa retomber le médaillon qu'elle tenait à la main et resta quelques moments rêveuse.
– Nous allons nous séparer, Mathilde, – me dit-elle avec un accent de douceur qui me rendit muette de surprise. – Votre première jeunesse n'a pas été heureuse, n'est-ce pas? Ce sera toujours avec amertume que vous vous souviendrez du temps que vous avez passé près de moi.
– Madame…
– Oh! ça doit être… je le sais bien, – reprit-elle d'une voix lente, et comme si elle se fût parlé à elle-même. – Vous m'avez souvent trouvée dure, acariâtre, à votre égard. Je n'ai pas été pour vous ce que j'aurais dû être… Non, je le sais bien… C'est sans doute pour cela que j'éprouve une sorte de chagrin de vous quitter. Au moins votre jolie et jeune figure animait un peu cette maison… Je suis bien vieille… et à cet âge il est triste de rester toute seule, d'attendre son dernier jour avec un chien pour tout compagnon, et puis de mourir seule… sans être plainte, sans être regrettée.
Après quelques moments de sombre silence, elle reprit avec douceur: – Mathilde… soyez généreuse, ne vous en allez pas d'ici avec un mauvais ressentiment de moi, cela rendrait ma solitude plus pénible encore!
Mademoiselle de Maran devait être sincère en me parlant ainsi. Les caractères les plus méchants ne sont pas à l'abri de certains retours sur eux-mêmes. D'ailleurs l'expression de ses traits, de sa voix, trahissait son émotion. Elle n'avait aucun intérêt à jouer cette comédie devant moi.
Je fus profondément sensible à cette preuve d'intérêt, la seule que ma tante m'eût jamais donnée. J'avais été plus joyeuse que touchée de son consentement à mon mariage avec Gontran. Je savais qu'à la rigueur j'aurais pu me passer de son adhésion; et, sans exagération de vanité, je sentais que ma tante devait être satisfaite, tout en assurant mon bonheur, de pouvoir donner ma main au neveu d'un de ses amis intimes; mais, dans cette circonstance, les regrets affectueux que me témoignait mademoiselle de Maran m'émurent profondément.
Je pris sa main, je la portai à mes lèvres, et je la baisai cette fois avec une tendre vénération. Elle avait la tête baissée; je ne voyais que son front. Tout à coup elle se releva vivement en m'ouvrant ses bras.
A ma grande surprise, deux larmes, les seules que j'aie jamais vu répandre à mademoiselle de Maran, mouillaient ses paupières.
Je me mis à genoux devant elle. Elle appuya légèrement ses deux mains sur mes épaules, et me dit en me regardant avec intérêt:
– Jamais tu ne t'es plainte; jamais tu n'as senti la douceur d'une caresse maternelle… jusqu'à présent; ou je t'ai abominablement tourmentée… ou bien je t'ai louée avec une funeste exagération… j'ai eu tort, j'en suis désolée. Qu'est-ce que tu veux que je te dise de plus? Je le regretterai jusqu'à la fin de mes jours, qui, hélas! n'est pas bien loin. Heureusement ton bon naturel a pris le dessus; ce sera un reproche que j'aurai de moins à me faire; il m'en reste bien assez comme ça… Tiens, ma chère petite, je suis si navrée que, s'il en était encore temps, je voudrais… je voudrais… mais non… non… et pourtant…
Sans achever sa phrase, ma tante baissa de nouveau la tête, comme si une lutte se fût engagée en elle entre son désir de parler et une autre influence.
Malgré moi j'eus peur, comme si mon avenir allait dépendre du secret que ma tante hésitait à me livrer. Celle-ci, voulant peut-être s'affermir dans sa bonne résolution en me demandant de nouvelles paroles de tendresse, me dit:
– Je te suis moins odieuse qu'autrefois, n'est-ce pas?
– Ma tante, depuis un moment je vous aime, tout est oublié; – et je serrai ses deux mains dans les miennes avec effusion.
– Cela est pourtant bon; bien bon, de s'entendre dire cela… et si je te rendais un grand service… qui assurât peut-être le bonheur de ta vie entière… me chériras-tu beaucoup? Me diras-tu souvent de ta douce voix attendrie… Je vous aime bien?.. Tu me regardes avec de grands yeux étonnés?.. Enfin, réponds-moi. J'ai toujours été crainte ou détestée, excepté par ton père, mon excellent frère. Ah! celui-là m'aimait! Mais aussi pour celui-là seul j'avais été bonne et dévouée… oui, je l'aimais tant… que je me croyais le droit de haïr tout le monde; et puis sans doute l'on a en soi-même une plus ou moins grande dose de bonté; moi, j'en ai très-peu et je l'avais toute concentrée sur ton père… Je ne sais pourquoi, à cette heure, ta voix… ton accent me touchent et éveillent en moi, sinon de la bonté, au moins de la pitié. Aussi répète-moi que tu m'aimerais bien, que tu aimerais de toutes les forces de ton cœur une amie qui t'arrêterait au bord d'un précipice où tu serais sur le point de tomber? Réponds… réponds… est-ce que tu lui dévouerais ta vie à cette amie?
Mademoiselle de Maran prononça ces derniers mots avec une sorte d'impatience nerveuse, qui prouvait la violence du combat qui se livrait en elle.
Sans comprendre ce que me disait ma tante, je me jetai dans ses bras tout effrayée. – Ayez pitié de moi! – m'écriai-je; je ne sais pas quel malheur me menace… mais s'il en est un, oh! parlez… parlez! Vous êtes la sœur de mon père! Je suis seule… seule… je n'ai que vous au monde! Qui m'éclairera si ce n'est vous?.. Oh! parlez… parlez, par pitié!.. Un malheur! dites-vous, mais lequel?.. Gontran m'aime, je l'aime autant que je puis l'aimer: j'ai la plus tendre des СКАЧАТЬ