Название: Histoire de ma Vie, Livre 1 (Vol. 1 – 4)
Автор: Жорж Санд
Издательство: Public Domain
Жанр: Зарубежная классика
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Ma grand'mère m'a souvent raconté l'impression que lui fit, au sortir du cloître, toute la pompe de cette réception. Elle était dans un grand carrosse doré tiré par quatre chevaux blancs; monsieur son mari était à cheval avec un habit chamarré très magnifiquement. Le bruit du canon faisait autant de peur à Aurore que la voix de son mari. Une seule chose l'enivra, c'est qu'on lui apporta à signer, avec autorisation royale, la grâce des prisonniers. Et tout aussitôt une vingtaine de prisonniers sortirent des prisons d'Etat et vinrent la remercier. Elle se mit alors à pleurer, et peut-être la joie naïve qu'elle ressentit lui fut-elle comptée plus tard par la Providence, lorsqu'elle sortit de prison après le 9 thermidor.
Mais, peu de semaines après son arrivée en Alsace, au beau milieu d'une nuit de bal, M. le gouverneur disparut; madame la gouvernante dansait, à trois heures du matin, lorsqu'on vint lui dire tout bas que son mari la priait de vouloir passer un instant chez lui. Elle s'y rendit; mais, à l'entrée de la chambre du comte, elle s'arrêta interdite, se rappelant combien son jeune frère l'abbé lui avait recommandé de n'y jamais pénétrer seule. Elle s'enhardit dès qu'on ouvrit la chambre et qu'elle y vit de la lumière et du monde. Le même valet qui avait parlé le jour du mariage soutenait en ce moment le comte de Horn dans ses bras. On l'avait étendu sur son lit: un médecin se tenait à côté. «Monsieur le comte n'a plus rien à dire à madame la comtesse, s'écria le valet de chambre en voyant paraître ma grand'mère; emmenez, emmenez madame!» Elle ne vit qu'une grande main blanche qui pendait sur le bord du lit et qu'on releva vite pour donner au cadavre l'attitude convenable. Le comte de Horn venait d'être tué en duel d'un grand coup d'épée.
Ma grand'mère n'en sut jamais davantage. Elle ne pouvait guère rendre d'autre devoir à son mari que de porter son deuil; mort ou vivant, c'était toujours de l'effroi qu'il lui avait inspiré.
Je crois, si je ne me trompe, que la Dauphine vivait encore à cette époque, et qu'elle replaça Marie-Aurore dans un couvent. Que ce fût tout de suite ou peu après, il est certain que la jeune veuve recouvra bientôt la liberté de voir sa mère, qu'elle avait toujours aimée, et qu'elle en profita avec empressement9.
Les demoiselles de Verrières vivaient toujours ensemble dans l'aisance, et menant même assez grand train, encore belles et assez âgées pourtant pour être entourées d'hommages désintéressés. Celle qui fut mon arrière-grand'mère était la plus intelligente et la plus aimable. L'autre avait été superbe; je ne sais plus de quel personnage elle tenait ses ressources. J'ai ouï dire qu'on l'appelait la Belle et la Bête.
Elles vivaient agréablement, avec l'insouciance que le peu de sévérité des mœurs de l'époque leur permettait de conserver, et cultivant les Muses, comme on disait alors. On jouait la comédie chez elles, M. de la Harpe y jouait lui-même ses pièces encore inédites. Aurore y fit le rôle de Mélanie avec un succès mérité. On s'occupait là exclusivement de littérature et de musique. Aurore était d'une beauté angélique, elle avait une intelligence supérieure, une instruction solide, à la hauteur des esprits les plus éclairés de son temps, et cette intelligence fut cultivée et développée encore par le commerce, la conversation et l'entourage de sa mère. Elle avait, en outre, une voix magnifique, et je n'ai jamais connu de meilleure musicienne. On donnait aussi l'opéra-comique chez sa mère. Elle fit Colette dans le Devin du village, Azémia dans les Sauvages, et tous les principaux rôles dans les opéras de Grétry et les pièces de Sedaine. Je l'ai entendue cent fois dans sa vieillesse chanter des airs des vieux maîtres italiens, dont elle avait fait depuis sa nourriture plus substantielle: Leo, Porpora, Hasse, Pergolèse, etc. Elle avait les mains paralysées et s'accompagnait avec deux ou trois doigts seulement sur un vieux clavecin criard. Sa voix était chevrotante, mais toujours juste et étendue; la méthode et l'accent ne se perdent pas. Elle lisait toutes les partitions à livre ouvert, et jamais depuis je n'ai entendit mieux chanter ni mieux accompagner. Elle avait cette manière large, cette simplicité carrée, ce goût pur et cette distinction de prononciation qu'on n'a plus, qu'on ne connaît plus aujourd'hui. Dans mon enfance, elle me faisait dire avec elle un petit duetto italien, de je ne sais plus quel maître:
Non mi dir, bel idol mio,
Non mi dir ch'io son ingrato.
Elle prenait la partie du ténor, et quelquefois encore, quoiqu'elle eût quelque chose comme soixante-cinq ans, sa voix s'élevait à une telle puissance d'expression et de charme, qu'il m'arriva un jour de rester court et de fondre en larmes en l'écoutant. Mais j'aurai à revenir sur ces premières impressions musicales, les plus chères de ma vie. Je vais retourner maintenant sur mes pas et reprendre l'histoire de la jeunesse de ma chère bonne maman.
Parmi les hommes célèbres qui fréquentaient la maison de ma mère, elle connut particulièrement Buffon, et trouva dans son entretien un charme qui resta toujours frais dans sa mémoire. Sa vie fut riante et douce autant que brillante, à cette époque. Elle inspirait à tous l'amour ou l'amitié. J'ai nombre de poulets en vers fades que lui adressèrent les beaux esprits de l'époque, un entre autres de La Harpe, ainsi tourné:
Des Césars, à vos pieds, je mets toute la cour10.
Recevez ce cadeau que l'amitié présente,
Mais n'en dites rien à l'amour...
Je crains trop qu'il ne me démente!
Ceci est un échantillon de la galanterie du temps. Mais Aurore traversa ce monde de séductions et cette foule d'hommages sans songer à autre chose qu'à cultiver les arts et à former son esprit. Elle n'eut jamais d'autre passion que l'amour maternel, et ne sut jamais ce que c'était qu'une aventure. C'était pourtant une nature tendre, généreuse et d'une exquise sensibilité. La dévotion ne fut pas son frein. Elle n'en eut pas d'autre que celle du dix-huitième siècle, le déisme de Jean-Jacques Rousseau et de Voltaire. Mais c'était une ame ferme, clairvoyante, éprise particulièrement d'un certain idéal de fierté et de respect de soi-même. Elle ignora la coquetterie, elle était trop bien douée pour en avoir besoin, et ce système de provocation blessait ses idées et ses habitudes de dignité. Elle traversa une époque fort libre et un monde très corrompu sans y laisser une plume de son aile; et condamnée par un destin étrange à ne pas connaître l'amour dans le mariage, elle résolut le grand problème de vivre calme et d'échapper à toute malveillance, à toute calomnie.
Je crois qu'elle avait environ vingt-cinq ans lorsqu'elle perdit sa mère. Mlle de Verrières mourut un soir, au moment de se mettre au lit, sans être indisposée le moins du monde et en se plaignant seulement d'avoir un peu froid aux pieds. Elle s'assit devant le feu, et tandis que sa femme de chambre lui faisait chauffer sa pantoufle, elle rendit l'esprit sans dire un mot ni exhaler un soupir. Quand la femme de chambre l'eut chaussée, elle lui demanda si elle se sentait bien réchauffée, et n'en obtenant pas de réponse, elle la regarda au visage et s'aperçut que le dernier sommeil avait fermé ses yeux. Je crois que dans ce temps-là, pour certaines natures qui se trouvaient en harmonie complète avec l'humeur et les habitudes de leur milieu philosophique, tout était agréable et facile, même de mourir.
Aurore se retira dans un couvent: c'était l'usage quand on était jeune fille ou jeune veuve, sans parens pour vous piloter à travers le monde. On s'y installait paisiblement, avec une certaine élégance, on y recevait des visites, on en sortait le matin, le soir même, avec un chaperon convenable. C'était une sorte de précaution contre la calomnie, une affaire d'étiquette et de goût.
Mais pour ma grand'mère, qui avait des goûts sérieux et СКАЧАТЬ
9
La Dauphine mourut en 1767. Ma grand'mère avait donc dix-neuf ans lorsqu'elle put aller vivre chez sa mère.
10
Il lui envoyait sa traduction des